« C’était en 1932. J'avais alors 21 ans et je cherchais du travail pendant l'une des pires années de la Grande Dépression. Je me souviens d'une nuit sombre dans les années ‘30 quand mon père apprit la nouvelle, la veille de Noël, qu'il avait perdu son emploi. Être un jeune de ma génération, c'était sentir comme si notre avenir avait été hypothéqué à notre insu — et c'est une erreur tragique que nous ne devons jamais laisser nos dirigeants répéter. Les jeunes d'aujourd'hui ne doivent jamais souffrir des erreurs du passé. »
—Ronald Reagan (1911-2004), acteur et homme politique américain, ancien gouverneur de la Californie et 40e président américain, 1981-1989, (lors d’un discours à la Nation, le 13 octobre 1982.)
« J’ai grandi durant la Grande Dépression. Je me souviens très bien ; le chômage dépassait 25% et même plus de 35% là où j'habitais. Un homme adulte devait travailler toute une journée, à raison de 16 heures par jour, pour un dollar. Je me souviens voir des centaines de personnes flâner, certains étaient venus du Nord juste pour trouver un climat plus chaud. Ils en étaient réduits à mendier, même s'ils avaient fait des études universitaires. Les gens n'avaient pas d'argent. Ils faisaient du troc ; ils échangeraient des œufs ou des cochons. C'était vraiment un autre monde. »
— Jimmy Carter (1924-), 39e président américain (1977-1981), (lors d’un interview avec le journal St. Louis Post-Dispatch, le 4 février 2009, discutant de son livre “Une heure avant l’aube : Les mémoires d’un garçon de ferme“, publié en 2001.)
« La [Grande] Dépression des années 1939-1929 a été si sévère et si profonde, en plus d’être indument longue, parce que le système économique international a été déstabilisé par l'incapacité britannique et la réticence des États-Unis à assumer une responsabilité pour le stabiliser, en recourant à cinq mesures :
(1) En acceptant de garder un marché relativement ouvert pour les produits en situation de surproduction ; (2) en avançant des prêts à long terme, d’une manière anticyclique, ou du moins sur une base stable ; (3) en s’assurant que le régime des taux de change soit relativement stable ; (4) en faisant en sorte que les politiques macroéconomiques soient coordonnées ; (5) en agissant comme prêteur de dernier recours pour faire face à la crise financière, et en injectant des liquidités par des opérations monétaires de marché ouvert. »
— Charles Kindleberger (1910-2003), historien économique américain et auteur de ‘La Grande Dépression de 1929-1939’, un livre publié en 1973, révisé et bonifié en 1986.
On peut dire que jusqu’à présent, les banques centrales et les gouvernements de la plupart des économies avancées ont agi correctement, pour empêcher que le blocage économique de larges segments de leur économie pour combattre l’épidémie de coronavirus, ne se transforme en un véritable désastre économique. Ils ont au moins sauvés les meubles.
Au niveau microéconomique, cependant, on ne peut cacher qu’il y ait eu quelques bavures coûteuses quand des programmes de remplacement des salaires ont eu pour conséquence de créer des pénuries de main-d’œuvre dans certains secteurs essentiels, comme ceux des centres hospitaliers et des résidences pour personnes âgées.
On observe dans plusieurs pays qu’une proportion élevée des décès causés par le coronavirus s’est produite dans des institutions qui souffraient d’un manque aigu de personnel. La contagion y est restée hors contrôle pendant des mois, suite au départ de travailleurs qui ont quitté leur emploi, en partie pour avoir droit à une allocation salariale gouvernementale spéciale de chômage. En effet, dans leur hâte d’injecter de l’argent dans l’économie, les gouvernements en ont distribué à des sociétés et à des personnes qui n’y avaient pas droit. — Dans l’ensemble, cependant, les principaux objectifs macroéconomiques semblent avoir été atteints et le pire semble avoir été évité.
Selon certaines évaluations, les gouvernements du monde entier comptent injecter quelque 8 000 milliards de dollars en mesures fiscales, à l’exclusion des sommes avancées par les banques centrales, pour empêcher un effondrement de leur économie. Il reste maintenant à savoir si cette injection massive de pouvoir d’achat suffira pour éviter qu’une grave récession ne se transforme en une dépression économique de longue durée.
• Une baisse de 5 à 10% du PIB, et peut-être davantage, n’est guère hors de question en 2020
Les données préliminaires concernant la baisse du produit intérieur brut (PIB) au cours du premier trimestre de 2020 ne donnent pas une image complète des pertes économiques causées par le confinement et la fermeture d’entreprises. Pour le moment, aux États-Unis, on s’attend à une baisse de 4,8% du PIB au taux annuel. Cependant, le deuxième trimestre, lequel se termine avec le mois de juin, devrait montrer une plus importante perte.
C’est pourquoi, une contraction du PIB américain de l’ordre de 5 à 10%, pour l’ensemble de 2020, est certes possible, et pourrait même être dépassée, s’il survient une deuxième et une troisième vague d’infections au coronavirus à l’automne et à l’hiver prochain, comme certains experts le prédisent.
À quoi doit-on s’attendre au Canada? Le Fonds monétaire international (FMI) estime que le PIB réel du Canada pourrait subir une chute de 6,2% en 2020. Cela repose sur l’hypothèse que la majeure partie de la baisse se serait produite au cours du premier semestre de l’année, et qu’il y aura un rebond de l’économie au cours du second semestre, grâce à un déblocage économique progressif à compter de l’été. — Il se peut qu’une telle perspective économique soit trop optimiste. En effet, l’économie canadienne devrait souffrir un peu plus que l’économie américaine du blocage économique actuel, en raison de l’effondrement du secteur pétrolier relativement plus important au Canada qu’au États-Unis.
• La grande importance relative du secteur des services
Il est important de comprendre que la structure des économies avancées modernes accorde une grande place à la production de services par rapport à la production de biens tangibles. De nos jours, la part des services dans la production nationale dépasse de beaucoup la production des secteurs primaire et secondaire de biens (agriculture, foresterie, mines, fabrication, énergie, etc.). Par exemple, le secteur tertiaire des services (services personnels aux consommateurs, soins de santé, éducation, commerce de détail et de gros, services financiers, tourisme, transports, médias, culture, etc.) représente 80% du PIB aux États-Unis, et c’est aussi là que l’on retrouve 80 pour cent des emplois.
Au Canada, en raison de l’importance du secteur des ressources, le secteur des services ne représente que 70% du PIB, mais il emploie environ les trois quarts des Canadiens.
Tout cela pour dire que la perte de production pendant le blocage économique est vraiment une perte qui ne sera pas entièrement récupérée lorsque l’économie rebondira. En effet, on ne peut entreposer des services.
On peut donc conclure d’une façon préliminaire que même avec un rebond économique important au second semestre de 2020 et avec une poursuite en 2021, comme de nombreux économistes anticipent, cela sera loin de compenser pour les dommages économiques importants causés par le verrouillage de l’économie pendant le premier semestre de cette année.
Aux États-Unis, une baisse de 5% du PIB réel pour 2020 dans son ensemble signifierait une perte de production d’environ 1,1 billion de dollars américains. Cependant, dans le cas d’un scénario plus pessimiste de baisse de 10% du PIB, cela pourrait se traduire par une perte de production de quelque 2,1 billions de dollars américains.
Au Canada, des pourcentages similaires entraîneraient une perte économique de 117 milliards $ CAN, dans le premier scénario, mais une perte de 234 milliards $ CAN, dans le deuxième scénario.
• Un objectif de première importance : Empêcher qu’une déflation structurelle durable n’apparaisse
Parmi les responsabilités de première ligne des banques centrales et des gouvernements, en cette période de crise virale et économique, est de prendre les mesures nécessaires pour empêcher qu’une dangereuse déflation structurelle ne s’installe à demeure.
Une déflation structurelle ou maligne est causée par une demande insuffisante dans un environnement de surcapacité de production. Elle peut être la conséquence d’un vieillissement de la population. Il en résulte alors une pression durable à la baisse sur les prix et les salaires. Une telle situation économique se produit lorsque plusieurs secteurs (ex. marchés financiers, agriculture, énergie, mines, etc.) subissent une baisse des prix, quand une demande stagnante oblige les producteurs à abaisser leurs prix pour écouler leurs surplus de stocks d’inventaire.
Il en résulte une baisse dans les bénéfices et un déclin dans la demande de main-d’œuvre. À son tour, la hausse du taux de chômage fait chuter les salaires, et c’est alors qu’une dangereuse spirale de baisse des prix et des salaires peut se mettre en marche.
En effet, lorsqu’une économie se trouve confrontée à une baisse des prix des titres financiers, à des fermetures d’entreprises et à un chômage massif, les banques, les entreprises et les consommateurs les plus endettés subissent alors de lourdes pertes financières à cause du poids écrasant de leurs dettes. Cela peut conduire à des fermetures de banques, à des défauts de paiement, à des défaillances et faillites d’entreprises et à des saisies hypothécaires… ainsi qu’à une baisse additionnelle de la demande, des prix et des salaires. C’est dans un tel contexte déflationniste qu’une récession économique ordinaire pourrait se muer en une dépression économique qui enregistrerait des taux de chômage supérieurs à 20 pourcent, pendant plusieurs années.
• Une déflation pourrait entraîner une désastreuse déflation des dettes
Quand une économie est surchargée de dettes, comme c’est le cas actuellement pour de nombreuses économies, une déflation structurelle peut sonner le glas au retour durable de la croissance économique. En effet, le talon d’Achille des économies est le niveau historiquement élevé d’endettement par rapport au produit intérieur brut (PIB).
1- La dette totale des entreprises aux États-Unis (dette des sociétés non financières des grandes entreprises, dette des petites et moyennes entreprises, entreprises familiales et autres dettes commerciales) était de 15,5 billions de dollars, soit 72% du PIB américain.
2- La dette totale des consommateurs américains (cartes de crédit, prêts automobiles, prêts étudiants, hypothèques immobilières et autres dettes des ménages) était de 13,95 billions de dollars ou 65,2% du PIB.
3- La dette totale du gouvernement américain (dette non remboursée du gouvernement fédéral) était de 22,7 billions de dollars ou 106,1% du PIB.
En somme, le niveau d’endettement total des États-Unis, excluant le secteur financier, égalait l’an dernier environ 52 000 milliards de dollars, soit 243% du PIB pour une économie qui produit environ 22 000 milliards de dollars par an de biens et de services. C'est comme si un cavalier pesant 250 kilos chevauchait un poney.
Avec un déficit budgétaire fortement en hausse à hauteur de 3 700 milliards de dollars en 2020-21, et un autre déficit d’environ 2 000 milliards de dollars en 2021-22, la dette totale du gouvernement américain, à lui seul, pourrait facilement grimper à 27 700 milliards de dollars.
Hormis une menace inflationniste imminente, les gouvernements peuvent faire appel à la banque centrale pour que cette dernière fasse gonfler la masse de monnaie fiduciaire en monétisant les dettes gouvernementales. Cependant, les entreprises privées et les consommateurs surendettés n’ont guère ce luxe. Ils peuvent n’avoir d’autre choix que celui de faire défaut sur leurs dettes ou de réduire considérablement leurs dépenses.
Dans le contexte actuel, les conséquences économiques d’une telle déflation des dettes pourraient mettre un frein important à la forte reprise économique à laquelle de nombreux observateurs s’attendent, une fois la crise pandémique surmontée et un retour de l’économie à la normale.
• Le marché des prêts corporatifs à hauts risques
Finalement, en plus de toutes les dettes publiques et privées ordinaires, les autorités devraient porter une attention particulière au marché des prêts corporatifs à hauts risques, un marché financier parallèle d’environ $1 200 milliards et qui a pris de l’importance au cours de la dernière décennie. Il s’agit d’un marché très peu réglementé. Il met en cause des fonds spéculatifs et les prêts que ces derniers font à des entreprises déjà fortement endettées.
Cette catégorie de dettes n’est pas sans rappeler la crise des subprimes au cours des années 2007-2008, laquelle fut une des causes de la grande récession de 2007-2009. Ces prêts corporatifs à hauts risques pourraient être la première tranche de dettes à s’effondrer si la présente récession allait empirer.
• Conclusion
Ce n’est pas souvent qu’un problème majeur de santé publique se juxtapose à un déclin économique majeur. Dans un tel contexte de crise à la fois sanitaire et économique, bien malin pourrait prédire avec certitude ce qui arrivera dans l’avenir.
C'est pourquoi, permettez-moi d’identifier trois scénarios économiques possibles : Un scénario optimiste à court terme, lequel suppose que tout se passe pour le mieux, tel que souhaité ; un scénario de stagflation à moyen terme, quand une pression inflationniste et une faible croissance économique vont de pair ; et, un scénario plus pessimiste, quand une déflation généralisée, de mauvaises prises de décision tant politiques que sanitaires, et un niveau élevé d’endettement font en sorte de plonger l’économie dans une dépression économique.
1- Le scénario optimiste : tout se passe bien, les mesures gouvernementales de soutien à l’économie sont suffisantes pour empêcher l’émergence d’une déflation structurelle et d’une dangereuse spirale de déflation des dettes. Le chômage revient à ses niveaux historiques. —Ce scénario repose sur l’hypothèse que la menace d’une contagion virale s’estompe de façon permanente et ne persiste pas pendant des mois, voire des années. Cela suppose aussi que les chaînes d'approvisionnement des entreprises se rétablissent sans problèmes et sans dangereuses guerres commerciales.
2- Un scénario de stagflation à moyen terme : la situation actuelle entraîne d’importantes pénuries dans certains secteurs de production ; les prix au détail grimpent et une certaine forme de rationnement localisé devient nécessaire. C’est le scénario de la stagflation. Le chômage demeure élevé.
3- Un scénario plus pessimiste : après des années d’irresponsabilité budgétaire et d’une forte accumulation de dettes, la récession économique actuelle se transforme en une véritable dépression économique mondiale et l’économie est aux prises avec un processus de déflation des dettes. Les gouvernements et les banques centrales répètent les erreurs des années ’30, à savoir poussent les taux d’intérêt à la hausse, laissent la masse monétaire se contracter, et adoptent des politiques commerciales protectionnistes. Le tout se combine pour transformer une récession économique en une dépression économique mondiale, avec pour conséquence que tous les pays sortent perdants. Un chômage généralisé se maintient au-delà de 20 pourcent pendant plusieurs années.
Au plan géopolitique, si on se fie aux déclarations intempestives de Donald Trump et de son administration (Pompeo, Kushner, Miller, etc.), lesquelles visent à établir un lien entre la pandémie du Covid-19 et les attaques de Pearl Harbor, on ne peut exclure la possibilité que les États-Unis soient tentés de déclencher une guerre, commerciale ou autre, contre la Chine et/ou contre l’Iran. Si cela se produisait, cela pourrait jeter de l’essence sur le feu et transformer une très mauvaise situation en une grande catastrophe économique, avec peut-être le danger de créer une inflation galopante, voire une hyperinflation monétaire. Quoique rares, de tels évènements sont déjà arrivés dans le passé.
Par conséquent, il est trop tôt pour crier victoire et penser que tout, au plan économique, reviendra à la normale, une fois que la crise virale aura perdu de son intensité et que le blocage économique aura été complètement levé.
— On verra.
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Le Prof. Rodrigue Tremblay est professeur émérite d’économie à l’Université de Montréal et lauréat du Prix Richard-Arès pour le meilleur essai en 2018 « La régression tranquille du Québec, 1980-2018 », (Fides).
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Mis en ligne, mardi, le 12 mai 2020.
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