Le Québec de la Révolution tranquille fut celui de toutes les promesses, celui où, après une longue hibernation, la société québécoise paraissait renaître à elle-même, en revendiquant haut et fort son droit à l’existence, et non plus seulement à la survivance. Comme si l’horizon s’éclaircissait soudain, dévoilant un espace illimité de liberté que ceux de ma « génération lyrique », les baby-boomers, explorèrent tous azimuts, au risque parfois de s’y perdre. […]
Deux défaites référendaires plus tard, le projet d’indépendance du Québec, qui fut l’un des moteurs, sinon le principal moteur de la Révolution tranquille, […] se trouve dans une impasse qui me paraît de plus en plus insurmontable. On dira que j’exagère et que je capitule à mon tour. Capitulard, non, mais pessimiste, assurément. Car comment ne pas l’être devant les « sombres temps » qui s’en viennent, et d’autant plus inexorablement que l’on se refuse à les voir venir. […]
À la fin de sa vie, quelques semaines avant le référendum de 1995, Fernand Dumont — dont nos jovialistes ont maintes fois fustigé le pessimisme — déclarait ceci dans une entrevue : « Je crois que nous sommes devant le désarroi. Personne ne le dit trop officiellement, personne n’ose l’avouer parce que, évidemment, comme discours, ça n’a pas beaucoup d’avenir et surtout ça ne peut pas être beaucoup détaillé. » […]
Les signes de cette « lente déchéance », de notre disparition tranquille, vous les soupçonnez sans doute, encore que vous soyez probablement (et cela se comprend) réticents à les reconnaître comme tels, préférant y voir les signes d’autre chose de beaucoup moins dramatique, ceux par exemple d’une crise passagère de notre conscience collective. Ainsi on entend souvent dire que, si le projet souverainiste ne soulève plus grand enthousiasme dans la population, il n’y aurait pas lieu de trop s’en inquiéter puisque ce n’est pas la première fois dans notre histoire nationale que nous connaissons ce genre de torpeur. Il suffirait au fond d’attendre quelques années avant que ne se ravive la flamme nationaliste. Mais de quel nationalisme parle-t-on ici ? Je ne doute pas que la plupart des Québécois francophones soient encore et toujours nationalistes au sens où ils demeurent attachés à leur nation, à laquelle ils sentent bien, sans toujours pouvoir l’exprimer, qu’ils doivent une part essentielle de leur être. En ce sens-là, les Québécois d’aujourd’hui ne sont pas moins nationalistes que ne l’étaient leurs ancêtres et que ne le seront sans doute leurs enfants et leurs petits-enfants. Je parierais même que les Québécois demeureront nationalistes jusqu’à leur dernier souffle, voire au-delà, je veux dire lorsqu’ils n’auront même plus de mots français pour exprimer leur attachement à leur défunte patrie, comme dans la chanson Mommy qu’interprétait naguère Pauline Julien et qu’a reprise l’incomparable Fred Pellerin. […]
Si les Québécois d’aujourd’hui sont restés nationalistes, leur nationalisme commence à ressembler dangereusement à celui de leurs ancêtres, au nationalisme canadien-français, dont ceux de ma génération et de la génération immédiatement antérieure ont fait le procès dans les années cinquante et soixante, le rejetant au nom du néonationalisme, c’est-à-dire d’un nationalisme non plus strictement culturel et conservateur, mais politique et axé sur l’indépendance du Québec. Or il semble bien qu’après les deux défaites référendaires, et surtout depuis la seconde, nous soyons revenus à la survivance, mais à une survivance exsangue en ceci qu’elle ne participe plus d’une idéologie globale [c’est-à-dire] un ensemble de représentations collectives, de symboles et de valeurs partagées qui fondent et justifient l’existence d’une communauté humaine, le plus souvent en l’idéalisant. Telle était l’idéologie de la survivance, dont l’Église catholique fut la matrice et la gardienne pendant plus d’un siècle. […]
D’où la question qui se pose à nous depuis la Révolution tranquille, et avec toujours plus d’acuité : comment parviendrons-nous à justifier notre existence collective sans la religion catholique ; autrement dit, sur quoi reposera désormais notre identité collective ? Ce n’est sans doute pas un hasard si, depuis plus de quarante ans, notre débat national se focalise sur la langue française, car celle-ci demeure à coup sûr notre caractère le plus distinct. Serait-ce le seul qu’il nous reste ? […]
Laissons de côté cette troublante question pour revenir à celle qui lui est en quelque sorte préalable […] : « De quoi payons-nous le prix, de la défaite ou d’y avoir survécu ? » Cette question découle du constat que je viens d’esquisser ; elle procède de la prise de conscience de l’impasse actuelle et du risque de dissolution identitaire auquel nous expose aujourd’hui notre incapacité collective d’accomplir la grande promesse politique de la Révolution tranquille. Comment expliquer cette incapacité ? […]
Le rôle identitaire aussi décisif que démesuré que l’Église a joué ici explique peut-être les sentiments ambigus que les Québécois continuent d’entretenir aujourd’hui à l’égard du catholicisme ; mélange de ressentiment et d’attachement envers une religion dont nous sommes, que nous le voulions ou non, les héritiers, envers une religion dont nous demeurons tributaires, pour le meilleur et pour le pire. Le meilleur, c’est la survivance. Et le pire, eh bien, c’est aussi la survivance. Le meilleur, parce que ce n’est pas rien d’avoir survécu face à une telle adversité, avoir résisté à l’assimilation pendant deux siècles et demi, jusqu’à cet extraordinaire sursaut de la conscience collective que fut la Révolution tranquille […]. De tout cela, nous pouvons tirer une légitime fierté. Mais le pire aussi, parce que la survivance a eu un prix, que nous n’avons pas fini de payer, que nous ne finirons sans doute jamais de payer. […]
Le prix de la survivance, c’est cette culpabilité identitaire intériorisée qui fait que les Québécois demeurent encore et toujours vulnérables aux entreprises de culpabilisation dont ils font régulièrement les frais. Le prix de la survivance, c’est le poids que fait toujours peser sur nous notre héritage canadien-français. Un héritage que Fernand Dumont ne songeait nullement à renier, mais qu’il nous invitait plutôt à poursuivre en en libérant les promesses empêchées, en raccordant ce que nos ancêtres, ces survivants de l’histoire, avaient dû dissocier : « La communauté nationale avec un grand projet politique » (Genèse de la société québécoise, Boréal, 1993).
EXTRAIT DE LIVRE
La souveraineté dans l’impasse
De quoi payons-nous le prix ? De la défaite ou d’y avoir survécu ?
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