Le champ de mines de la confidentialité

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Seul Trudeau pourrait lever l'interdiction de parler


Tous les yeux seront (encore) tournés vers Ottawa la semaine prochaine, avec le très attendu témoignage que Jody Wilson-Raybould livrera au Comité permanent de la justice. Jusqu’à quel point pourra-t-elle parler librement ? L’exercice s’annonce compliqué. Explications.


En matière d’ingérence politique peu subtile, Maurice Duplessis a placé la barre haut en 1946.


Le premier ministre avait ordonné au président de la Commission des liqueurs du Québec de révoquer le permis d’alcool d’un restaurateur, Frank Roncarelli, parce qu’il était… témoin de Jéhovah. L’objectif avoué : ruiner l’hérétique.


L’affaire a mené à une longue saga judiciaire qui s’est conclue par une défaite de Duplessis en Cour suprême. En résumé : le chef d’État n’avait aucune compétence dans les affaires d’une commission indépendante, et cette dernière ne pouvait annuler un permis pour un motif totalement hors compétences.


Ce qui secoue la colline parlementaire à Ottawa depuis deux semaines est bien sûr d’un tout autre ordre. Mais il y a un lien avec Duplessis-Roncarelli, suggère le constitutionnaliste Patrick Taillon : celui des dangers de voir le politique s’immiscer dans des décisions qui requièrent l’impartialité.


La Commission des liqueurs, résume-t-il, n’avait pas agi selon la loi, mais selon la directive d’un premier ministre en croisade. Et c’est notamment pour prévenir ce genre d’écart et d’ingérence ayant des impacts juridiques que « le ministre de la Justice est [de nos jours] vu comme quelqu’un à qui on ne peut rien dicter ».



Au coeur de la crise SNC-Lavalin se trouve justement cette question : le cabinet du premier ministre Trudeau a-t-il fait des pressions inappropriées pour que Jody Wilson-Raybould, alors procureure générale du Canada (PGC) et ministre de la Justice, infirme une décision de la directrice des poursuites pénales et permette à SNC-Lavalin de négocier un accord de poursuite suspendue (APS) ? Ou a-t-il seulement discuté de l’enjeu sans tenter de lui dicter une décision, ce qui est permis ?


Certaines réponses devraient venir cette semaine, alors que Mme Wilson-Raybould comparaîtra devant le Comité permanent de la justice. Mais encore : que pourra-t-elle dire sans briser la confidentialité des échanges d’un Conseil des ministres ? Et sans rompre le privilège avocat-client associé à son rôle de PGC ?


Tant Justin Trudeau que Jody Wilson-Raybould ne cessent de répéter que ce sont là des questions délicates. L’ancienne ministre consulte un ex-juge de la Cour suprême pour connaître les limites de sa liberté d’expression. « Nous considérons attentivement l’enjeu du secret professionnel, disait pour sa part M. Trudeau en Chambre mercredi. J’ai demandé à notre procureur général de me donner des avis sur la façon dont on peut procéder dans ce dossier-là pour permettre aux gens de parler. »


À quoi pourraient ressembler ces avis ? Le Devoir a interrogé différents experts : tour d’horizon.


Privilège avocat-client. Jeudi, le nouveau ministre de la Justice, David Lametti, a soutenu qu’un débat entre la procureure générale et ses collègues ministres à propos d’un dossier (SNC-Lavalin) qu’elle est appelée à trancher « n’est pas nécessairement couvert par le privilège » qui impose à un avocat de garder confidentielles les discussions avec son client.


« Le procureur général a comme principales fonctions de donner des conseils juridiques au gouvernement et de surveiller des litiges mettant en cause la Couronne fédérale », détaille Mme Wilson-Raybould dans une publication toujours en ligne sur le site du ministère de la Justice.


Mais on ne peut dire sans nuances que le gouvernement est le « client » de la procureure générale, relève Elizabeth Sanderson, auteure d’un livre sur l’exercice du droit au service de l’État et qui a travaillé plus de 30 ans au ministère de la Justice.


« On mélange à mon avis deux choses distinctes, indique celle qui enseigne maintenant à l’Université d’Ottawa. La PGC et la ministre de la Justice portent deux chapeaux. Pour celui de procureure, qui s’occupe des poursuites criminelles, l’exécutif n’est pas le client : c’est le peuple et l’intérêt public qui est le client… »


« Mais dans les discussions entre une ministre de la Justice et le gouvernement, il y a effectivement une relation client et avocat. Sauf que ce qui est protégé par le secret du privilège, ce sont les discussions juridiques, pas nécessairement toutes les discussions. »


Ainsi, une discussion qui aurait porté sur les impacts électoraux ou économiques d’une condamnation de SNC-Lavalin au terme d’un procès pour corruption lié à ses activités en Libye ne serait probablement pas couverte, pense Mme Sanderson.


Selon le constitutionnaliste Benoit Pelletier, cette question de la relation client-avocat complexifie le dossier actuel. « Mais le premier ministre pourrait libérer Mme Wilson-Raybould de toutes ses obligations de confidentialité, dit-il. Étant donné son rôle de chef du gouvernement, il a la clé », estime l’ancien ministre québécois.


« Le secret professionnel avocat-client est au bénéfice du client, ajoute la professeure de droit Martine Valois, auteure d’Indépendance judiciaire. La justice entre droit et gouvernement. Si le client est prêt à lever la confidentialité, le procureur peut révéler ce qui était protégé… à moins, dans le cas présent, que ça brise le secret des discussions du cabinet. »


Si, toutefois, le gouvernement ne relève pas Mme Wilson-Raybould de cette obligation, quelle marge de manoeuvre aurait-elle ? « C’est ce qu’elle demande à l’ancien juge Cromwell, répond Martine Valois : “Si je dis cela, est-ce que ce serait à l’intérieur ou à l’extérieur du secret professionnel ?” »


« Manifestement, elle veut parler. Mais ce qui est un peu troublant, c’est qu’on se demande si elle veut parler pour le bien de l’intérêt public ou pour se dédouaner elle-même. Je ne sais pas. »


Les échanges au Conseil. Benoit Pelletier estime que le principe de confidentialité des discussions du Conseil des ministres est très clair. « On signe un document à cet effet », rappelle-t-il. « J’ai toujours interprété très largement cette obligation : pour moi, ça dépassait les réunions au cabinet et ça incluait tout ce qui pouvait être de près ou de loin lié aux affaires du gouvernement. »


M. Pelletier voit peu de marge de manoeuvre sur cet aspect. « Les choses qui peuvent être dites sont des choses banales, dit-il. Celles qui sont susceptibles d’avoir un impact restent secrètes. » Mais encore, ici : ces précautions tomberaient si Justin Trudeau donnait à Jody Wilson-Raybould le droit de parler, ajoute-t-il.


S’il ne le fait pas, l’ancienne ministre marchera sur une fine ligne, ajoute Benoit Pelletier. « Peut-être que le juge Cromwell va lui dégager un espace qui ferait la distinction entre les discussions avec le premier ministre et celles avec les membres de son bureau ? C’est une possibilité. »




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