Le cirque médiatique

Ce que voit celui qui observe le cirque médiatique. Sur la structure de dépendance des médias-acteurs.

Médias - information, concentration, reproduction

« Les médias représentent la plus grande puissance

de notre société contemporaine »

David LODGE
***
Notre intention est ici de réfléchir au cercle de dépendance, entre autres
au modèle publicitaire, se trouvant à la base du travail médiatique propre
aux démocraties des sociétés complexes. Notre but n’est pas de critiquer le
travail accompli par les médias, mais plutôt de chercher à comprendre les
mécanismes opérant derrière la production d’images que l’on appelle
information, une information qui est toujours spectacle.
Nous partirons d’un constat clair : loin de refléter la réalité, les
médias sont, à partir de la réalité essentiellement interprétée, des
constructeurs actifs d’événements. Autrement dit, jamais neutres, les
médias sont aujourd’hui des acteurs décisifs de la vie démocratique, car
leur mission est devenue celle de fabriquer, de plus en plus rapidement,
une vérité en images qui, d’apparence objective et journalistique, doit
favoriser un positionnement stratégique dans la vente de produits. Or
comment est-on passé de l’invention du journal imprimé à une télévision qui
entre en relation et qui participe consciemment à la mise en vente d’ «
événements » qu’elle fabrique elle-même ? Pour tenter une réponse, il faut
comprendre ce que veut dire construire et fidéliser un public (créer une
dépendance), survivre à l’époque du néolibéralisme économique (faire de
l'argent rapidement) et tirer profiter du développement ultra-rapide des
technologies (inventer des moyens de créer un monde virtuel à partir du
réel).
Tirer profit de l’actualité par des jeux d’ombre et de lumière
Le média, qui se trouve aujourd’hui dans un réseau de convergence avec
plusieurs autres types de médias et relayeurs d’information (media veut
étymologiquement dire moyen, intermédiaire, milieu ou espace), part de ce
qui se produit devant lui, c’est-à-dire l’actuel, le présent en mouvement.
Sa mission est d'assurer la diffusion d’informations récentes susceptibles
de lui attirer une clientèle payante afin de satisfaire ses commanditaires.
Ainsi, il utilise la nouveauté qu’il fixe dans l’image devenue « actualité
». L’actualité devient alors la matérialisation d’une action, programmée ou
non, comprise comme intérêt.
Le média a pour tâche essentielle de travailler à partir de ce matériau qui
apparaît comme un présent hors-temps saisi dans l’utilisation d’images
suggestives. Faisant de cette saisie un « événement », le média entend
tirer profit par sa « une », c’est-à-dire de sa première page ou de sa
nouvelle d’ouverture. La « une » est la sortie de l’anonymat d’une
information dans le but de donner une couleur ou un ton à un présent qui
n’en a pas. La « une » vient donner une direction ou une tendance de la
réalité sociale dans l’opinion publique comprise comme consommatrice. Pour
le dire en une formule ramassée, la « une », soigneusement choisie par les
spécialistes de la vente, est une interprétation intéressée de ce qui est
sans intérêt immédiat. L’intérêt vient de ce qui se vend et non du réel
lui-même.
C’est ainsi que la « une », qui vient donner une couleur au réel, a pour
effet nécessaire de faire ombrage aux autres informations, c’est-à-dire à
des informations qui peuvent être d’une plus grande importance pour la
destinée d’une population citoyenne. La focalisation sur la « une » et sa
reprise dans les autres médias de convergence met en lumière une
information ou un angle d'informatif, ce qui a pour effet de faire ombrage
ou de masquer d’autres « réalités ». Les médias peuvent donc mettre en
évidence ou masquer, souligner ou faire oublier, élever ou réduire, créer
ou supprimer, etc. Par exemple, ils mettront l’accent sur les « unes »
négatives - elles attirent les lecteurs et les téléspectateurs -, car
l’insécurité se vend mieux que la sécurité, la peur que la confiance. Cela
peut devenir décisif, on ne le dira jamais assez, surtout durant les
campagnes électorales ou les périodes de crise.
Faire entrer le complexe dans un clin d’œil publicitaire
Certains remarqueront non sans raison que la télévision est devenue un
enjeu commercial et politique. En effet, en elle, on ne peut plus
distinguer la nouvelle, l’émission, le reportage, le documentaire, le film
de la publicité. Ici, le mélange de genre sert la vente de produits dans le
monde complexe de l’information-spectacle.
D’abord, les médias profitent des innovations technologiques et sont au
service de la publicité qui paye les coûts de sa production. Il n’existe
plus de genre ou de distinction nette entre les genres parce que c’est la
publicité qui est le modèle de la mise en images télévisuelles. L’essence
de la télévision est de faire passer une image de consommation à un public
cible. Et il n’y aura plus de genres dans l’information spectacle parce que
c’est l’image, celle qui rapporte du plaisir ou une émotion déterminée, qui
sert de médium à la vente et non l’information elle-même. Cela implique que
les médias (et il ne sert à rien de les critiquer sans fin) sacrifient la
réalité, toujours complexe, par principe : ils doivent vendre.
Critiquer ad
nauseam
les médias revient à ne pas vouloir comprendre les mécanismes qui
assurent leur structure de dépendance, notamment aux publicitaires. Voilà
pourquoi tous les bulletins de nouvelles, ceux du journal télévisé comme
ceux des radios, sont construits comme des clips publicitaires : non
seulement les informations sont mélangées dans la publicité, mais les
séquences sont de même nature et de même durée. De moins en moins
langagière, de moins en moins nuancée et de plus en plus imagée pour
vendre, l’information, construite sur la capsule de 30 ou 45 ou 60
secondes, se confond avec la publicité, quelle soit privée, publique ou
politique.
Illusion de la proximité et mise à profit du direct
Alors, on ne se surprendra pas si la télévision, sujette à
l’esthétisation de ses images par les concepteurs publicitaires, est
créatrice d’illusions. En effet, l’évolution de la télévision
conventionnelle conduit à la retransmission en direct de
l’information-spectacle. Quels sont les rapports entre le direct et le
modèle publicitaire de la télévision ?
Le direct est bien entendu le travail de retransmission d’un événement
filmé sur place. Or le direct tend essentiellement à créer un effet de
présence dans l’absence : il vise à transformer le téléspectateur en témoin
par la suppression du temps et de la distance. C’est par le travail du
direct que se produit l’expérience d’un rapport intime avec présent
insaisissable. Cela implique tout naturellement que les téléspectateurs
soient plus nombreux devant leurs télévisions pour assister aux événements
en direct, cela inclut la mode des « télé-réalités », et que les
commanditaires investissent beaucoup plus d’argent dans le direct pour la
visibilité qu'il procure. Si la télévision en direct est un spectacle
gratuit, une participation gratuite à l'histoire du monde ou un voyage sans
frais, le nombre de téléspectateurs, à commencer par les plus pauvres, sera
toujours plus important. Et si les pauvres par définition rêvent de
consommer toujours davantage, alors les publicitaires y mettront le paquet…
Le direct favorise la compulsivité : le modèle de la loterie
Le direct assure dès lors l’attente de sens et son possible
remplissement. Si les attentes ou les anticipations des téléspectateurs ne
se réalisent pas, ils sont déçus mais sont demeurés captifs du médium,
tandis que si le possible s’est matérialisé sous leurs yeux, comme dans les
jeux de hasard en fait, alors ils sont fiers d’avoir participé à un
événement qui s’est déroulé pour eux en quelque sorte. La télévision ici
est développée sur le même modèle interactif de la loterie, celle qui
assure la dépendance et la passion du jeu compulsif : les téléspectateurs,
captifs, attentent de voir le possible se matérialiser. Les
téléspectateurs, figés devant la vérité de la télévision, attendent
d’apprendre une vérité qui repose sur le remplissement du vide qu’ils sont
devenus.
On l’oublie, mais le succès de la télévision contemporaine repose sur une
question de dépendance à une forme de puissance. Comme à la loterie, c’est
la pensée magique qui contrôle le comportement : les téléspectateurs fixent
l’écran, voient les images tourner, y mettent leurs espoirs, regardent,
écoutent, attendent et, à la fin de soirée, ils se couchent, heureux ou
déçus selon le remplissement positif ou négatif de leur vide intérieur.
Voilà somme toute comment la télévision a accompli son genre. Développée
sur le modèle de la transmission en direct (qui apparaît comme la seule
vérité de l’expérience visuelle), elle s’impose aujourd’hui comme le relais
d’un réseau puissant de dépendance. La dépense totale de tous les citoyens
connectés à l’univers médiatique exprime toute sa puissance.
Le cirque de la dépendance propre à l'univers médiatique
Cela dit, ce ne sont pas seulement les téléspectateurs qui sont malades
des images commerciales, mais la puissance de la structure de dépendance
elle-même : si les téléspectateurs sont dépendants des émissions de
télévision, les médias-acteurs dépendent à leur tour des publicités qui,
elles, dépendent, dès le début du cercle, des téléspectateurs eux-mêmes !
Ce cirque, cette roue de compulsivité et de dépendance, lorsqu’elle est
trop puissante pour les individus isolés (isolés devant leur télévision,
accrochés à leur téléphone cellulaire ou cyberdépendants de leurs
portatifs), rend progressivement toute la société plus vulnérable.
Mais cela peut cependant avoir des conséquences plus globales que la
maladie inguérissable des individus perdus. Car la politique, qui est l’art
de gouverner les masses, s’opère toujours dans un monde complexe dans
lequel les médias représentent la forme la plus aboutie et la plus
puissante de construction de la vérité sociale.
Dominic DESROCHES
Département de philosophie / Collège Ahuntsic
-- Envoi via le site Vigile.net (http://www.vigile.net/) --

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Dominic Desroches est docteur en philosophie de l’Université de Montréal. Il a obtenu des bourses de la Freie Universität Berlin et de l’Albert-Ludwigs Universität de Freiburg (Allemagne) en 1998-1999. Il a fait ses études post-doctorales au Center for Etik og Ret à Copenhague (Danemark) en 2004. En plus d’avoir collaboré à plusieurs revues, il est l’auteur d’articles consacrés à Hamann, Herder, Kierkegaard, Wittgenstein et Lévinas. Il enseigne présentement au Département de philosophie du Collège Ahuntsic à Montréal.





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2 commentaires

  • David Poulin-Litvak Répondre

    19 janvier 2008

    Excellent article M. Desroches. Ce passage me plaît particulièrement: "Critiquer ad nauseam les médias revient à ne pas vouloir comprendre les mécanismes qui assurent leur structure de dépendance, notamment aux publicitaires."
    Cela souligne qu'il y a une véritable faillite de réflexion structurelle sur les médias, et que la plupart des critiques sont encore superficielles, ne s'attaquant pas à la source, mais aux seuls effets secondaires, quoique importants, des médias.

  • Archives de Vigile Répondre

    19 janvier 2008

    Médiacratie 101: Le pouvoir et l'information ne font qu'un. Les médias de masses sont les gardiens de ce pouvoir. Il y a un livre qui analyse de manière critique et sérieuse cette situation, The Guardians of Power qui est très bien résumé ici:(http://www.opednews.com/articles/opedne_stephen__080109_reviewing_david_crom.htm)
    Ce livre ce décline aussi sur un site internet qui est un Observatoire critique des médias (à quand le nôtre): (http://www.medialens.org/bookshop/guardians_of_power.php).
    Si vous voulez vous faire une tête sur la vrai nature de la médiacratie, cela vaut le détour.
    jcpomerleau