La responsabilisation de soi - Pour une écologie politique

Penser le Québec - Dominic Desroches

« C'est justement pour préserver ce qui est neuf et révolutionnaire dans
chaque enfant que l'éducation doit être conservatrice, c'est-à-dire assurer
la continuité du monde ».

Hannah Arendt, La Responsabilité

***
Le Québec se trouve aujourd’hui entre l’ajournement et l’abandon. Sa
position, limite et inconfortable à souhait, se caractérise par une
tendance à l'oubli actif de soi, sinon à l’effacement progressif de
soi-même dans les autres. La population en effet, prise de vertige devant
l’obligation de s’assumer elle-même, connaît une crise, l’épreuve des
tribulations, mais elle ne peut recourir à la croyance en Dieu pour s’en
sortir. Si elle arrive à combattre le déni de la réalité, si elle s’active
contre les forces de l'oubli, elle pourra connaître une période de réveil,
c’est-à-dire qu’elle acceptera de voir la réalité en face et s'engagera à
relever le défi qu'elle est devenue pour elle-même. Le « sursaut », c’est
précisément le nom que l'on donne à cette rencontre avec le réel, à ce choc
témoignant de la fin de la période du rêve, de l’aérien et du repliement
identitaire. Le sursaut, s'il est bien compris, peut conduire à la fin de
la négligence à l’égard de soi-même et, dans le même mouvement, à
l'acceptation de la responsabilité reçue des ancêtres.
Soyons encore plus clairs : quand la période du sursaut se réalise, la
société peut être sujette à un gain ou une perte. Si elle entend remédier à
la situation délicate qui est la sienne, c’est-à-dire à l’emprisonnement
volontaire dans une cage, elle décidera alors de se prendre en main. Tout
est ici une question de reprise : la société décidera de reprendre ce
qu'elle avait abandonné en soignant tout ce qui l’entoure. Au lieu de
demander la permission aux autres et d'attendre des cadeaux, elle décidera
de ce qui est bon pour elle et pour son avenir. Et que fera-t-elle ? Il
importera alors de nettoyer, de réparer, pour ensuite entretenir ce qu'elle
sera devenue et ce qu'elle possèdera encore. Car si la société qui attend
ou espère le sursaut est en partie malade, repliée et brisée, elle devra
par conséquent accepter de nettoyer et de panser ses blessures, morales
(les citoyens) et physiques (les biens), afin de favoriser la guérison. La
convalescence, qui appartient elle aussi à la santé, est un moment
important dans la vie culturelle des société blessées.
Ce texte part du constat suivant : au Québec, la société connaît une crise
(au mieux provisoire) qui s’exprime dans la tendance à la désolidarisation
et qui conduit à la solitude et l'abandon de ses membres. Devenu
vulnérable, le Québec a semble-t-il besoin d'une écologie politique,
c'est-à-dire d'une pensée de la responsabilisation collective envers
l'avenir. Nous présentons ici trois opérations simples susceptibles de
faire du « sursaut » attendu une étape positive, une période de croissance,
une réussite sociale capable d’éviter la désolation. Les trois étapes
politiques de la responsabilisation à l'égard de soi-même sont sans
surprise la réparation, l’entretien et le recyclage.
L’urgence : la réparation de soi-même
Or si les citoyens ont perdu confiance en eux-mêmes et que les liens
entre les individus et les familles sont brisés, il importe de travailler à
la réparation, à la guérison, c’est-à-dire à la réconciliation des
citoyens. Cette réparation des liens ou réconciliation qui, jadis,
s’opérait par le religion, ne peut réussir aujourd’hui que par la famille.
Car la famille est et demeura le noyau de toute société humaine. Toute
thérapie sociale roulera sur la famille.
Or une famille qui s’occupe d’elle-même, une société qui protège ses
membres, un État qui prend en charge les citoyens les plus défavorisés,
voilà les clefs d’un futur meilleur. Pourquoi ? Parce que ce qui assure le
succès et la réussite d’une société en continuité avec elle-même, peu
importe sa taille, sa grandeur et son histoire, ce ne sont pas seulement
les emplois, les ressources et les biens matériels, mais ce sont plutôt ses
capacités à se réparer et à prendre soin d’elle-même. La culture sert à
cela, prendre soin de soi-même. Une société, rappelons-le encore s’il le
faut, est un regroupement ou une mosaïque d’individus qui, partageant une
langue commune, s’engage envers l’avenir.
On peut se demander ici ce qu’est une société pauvre. La réponse se donne
d’elle-même : c’est une société qui, oubliant ses traditions, acceptant
sans réagir l’effacement progressif d’elle-même, a fait de l’individualisme
et du matériel les seules valeurs présidant au comportement de ses membres.
Sans surprise, la société pauvre dépend des autres, qu'elle estime plus
qu'elle-même, et se montre incapable d'entretenir ce qu'elle a elle-même
bâti. La pauvre société se reconnaît également dans son incapacité à
combattre efficacement l’injustice, la violence et la corruption. Elle se
reconnaît aussi dans le déni partagé de la réalité et le recours immodéré à
la pensée magique. Déliés et obsédés par les biens matériels, ses citoyens
ont négligé le Bien commun : les immigrants ne sont plus incités à
s’intégrer, les jeunes sont sans famille et sans écoles véritables, et les
riches, toujours plus riches, consomment davantage en imposant ce modèle à
tous les autres membres de la société. La pauvre société cherche souvent à
devenir une sorte de trianglocratie, c’est-à-dire une société où le pouvoir
d’écrasement des supérieurs sur les inférieurs repose sur le culte de la
pointe et du sommet. Pour combattre la tentation contemporaine de la
trianglocratie, un modèle libéral d'origine anglaise qui se base sur les
angles, on rappellera des principes universels comme l'égalité, la liberté,
la fraternité, le partage et la justice, etc. Ces principes exigeants, on
les enseignera soigneusement à nos enfants afin qu'ils s'incarnent dans le
monde social.
La tâche : l’entretien de soi-même
Quand la réparation est effectuée et que les liens sont resoudés dans la
vie familiale, il convient de s’entretenir soi-même. Or, comment une
société, demandera-t-on, peut-elle s’entretenir elle-même ? Est-ce que l’on
entretient une société comme une voiture ? La réponse est non ! Il y a au
moins trois manières, au quotidien évidemment, d’entretenir une société
humaine. Ces étapes favorisent le passage réussi de la maison à la société.

À la maison, on entretiendra le noyau de sa société en inculquant très
tôt les « bonnes manières », car c’est par l’expression des règles de
politesse et de « savoir-vivre » qu’on entrera convenablement en société.
Les bonnes manières, jadis conservatrices et aujourd'hui progressistes,
relient les parents aux enfants et rattachent toute la collectivité. Si les
parents enseignent sérieusement le minimum de la civilité, le premier
entretien de soi, celui de la proximité, sera réalisé.
À la maison, on entretiendra le noyau de sa société en expliquant les
rudiments d’une communication réussie, car ce n’est pas en bavardant tout
le temps et en passant ses journées dans les communications superficielles
que l’on formera des citoyens responsables. On veillera à éviter les abus
technologiques afin de favoriser la discussion véritable. On reconnaîtra le
rôle décisif des fêtes dans la restauration de la famille et on
récompensera le travail bien fait à l’intérieur de la première des sociétés
humaines, qui demeure la famille. Valoriser le travail bien fait revient à
refuser le relâchement et le laxisme, que l'on retrouve aujourd'hui dans de
nombreuses institutions, afin qu'ils ne se s'expriment pas dans la sphère
sociale. Si les nouveaux parents parviennent à enseigner, par l’exemple, le
dialogue, le respect de la langue et des normes, et l’importance de
l’expression dans la communication « humaine », la seconde forme
d’entretien, celui de la distance moyenne, sera réalisé.
À la maison, on entretiendra sa société en valorisant le sport sain. En
effet, le sport, qu’il soit pratiqué individuellement ou en équipe, en été
ou en hiver, permet l’apprentissage de l’hygiène, de la discipline, mais
aussi le développement de soi. Loin du sport professionnel, l’on pratiquera
un sport qui soit en harmonie avec la nature, soi-même et les autres. Comme
toutes les grandes activités humaines, le sport transporte des valeurs
positives et favorise l’insertion dans la vie sociale. Le sport maintient
la santé, tant celle de l’esprit que celle du corps, évidemment. Si la
société met l’accent sur le sport pour lui-même, la troisième forme
d’entretien, celui du dépassement de soi dans les autres, sera réalisé.
La responsabilité de soi-même : le recyclage comme symbole de l'avenir

La responsabilité, comme l’expliquait le philosophe Hans Jonas en 1979
dans son livre intitulé le Principe responsabilité, culmine dans le fait de
se soucier activement des générations futures. Pour nous aujourd’hui, la
pensée de Jonas s’interprète ainsi : après avoir réparé les liens sociaux,
entretenu sa petite société dans la grande, il faudra penser à l’avenir de
celles-ci. Cet avenir se trouvera dans la tâche environnementale, entre
autres celle du recyclage.
Il importera dès lors d’assurer le recyclage afin de prolonger toujours
plus la survie de la nature, la grande maison, et de ses habitants. Contre
le réchauffement planétaire, on pensera à accomplir de petits gestes
hautement significatifs, que ce soit une attention à la consommation de
l’eau, aux dépenses d'énergie, au gaspillage du papier, etc. Le recyclage
consiste précisément à donner un nouveau cycle à ce qui n’en a plus pour
cause de négligence. Recycler, c’est oublier un peu son ego dans l’avenir
possible de ses enfants, c’est-à-dire une tentative pour donner un second
souffle ou un dernier avant la mort qui nous attend. Car la capacité à
recycler, qu’on l’accepte ou non, s’impose désormais comme le symbole d’une
société responsable d’elle-même, c’est-à-dire d’une société capable
d’envisager l’avenir.
Dominic DESROCHES
Département de philosophie / Collège Ahuntsic
-- Envoi via le site Vigile.net (http://www.vigile.net/) --

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Dominic Desroches115 articles

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Dominic Desroches est docteur en philosophie de l’Université de Montréal. Il a obtenu des bourses de la Freie Universität Berlin et de l’Albert-Ludwigs Universität de Freiburg (Allemagne) en 1998-1999. Il a fait ses études post-doctorales au Center for Etik og Ret à Copenhague (Danemark) en 2004. En plus d’avoir collaboré à plusieurs revues, il est l’auteur d’articles consacrés à Hamann, Herder, Kierkegaard, Wittgenstein et Lévinas. Il enseigne présentement au Département de philosophie du Collège Ahuntsic à Montréal.





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6 commentaires

  • Dominic Desroches Répondre

    17 février 2008

    Cher Ouhgo,
    merci pour votre message au sujet de mon dernier texte. En fait, je poursuis mon travail d'analyse et je suis heureux d'être moins lu, car je vois de plus en plus les questions à distance. Je tente de faire comprendre la complextié alors que les lecteurs et internautes recherchent tout de suite la voie de sortie, la simplicité. Pour tout vous dire, je trouve triste de lire les textes des impatients qui se choquent devant le premier problème. Le Québec, et il n'est pas question de le comparer au Kosovo, est le fruit d'une histoire complexe. Les défenseurs de l'indépendance sont angoissés, on peut les compendre, mais ils ne vivent pas avec le peuple. Le Québec actuel ne vit pas au rythme des affairés. Je le montrerai à nouveau sous peu.
    Bien à vous,
    Dominic Desroches

  • Ouhgo (Hugues) St-Pierre Répondre

    16 février 2008

    16 février: OUF! Vous donnez un grand coup dans l'allégorie aujourd'hui, comme un pied de nez à un lectorat jugé famélique.
    M'enfin, c'est l'anniversaire de la mort des Patriotes... profitons-en pour méditer sur les mérites de la lenteur... Ne soyons pas impulsifs, décollons-nous du miroir.
    Au fait, ça rejoint l'insinuation que je faisais hier sous l'article de Christian Rioux, qui réfléchit depuis Paris... son recul pourrait en faire un observateur si efficace qu'il puisse être convoité comme chef de file éventuel...

  • Archives de Vigile Répondre

    11 février 2008

    Cher Ouhgo,
    vous semblez si certain... Bon, d'accord, je continuerai à faire parvenir de courts textes au site Vigile et je verrai alors ce qui se passera. Mes idées sont plus larges et plus globales que les épiphénomènes du présent, elles veulent avertir, sensibiliser, obliger à la réflexion par la métaphore et l'allégorie. Elles regardent de loin. Dit autrement, les lecteurs ne semblent pas voir, actuellement, leur pertinence et leur fécondité pour déchiffrer l'actualité et les exigences de l'avenir. Cela dit, je suis toujours heureux de lire vos encouragements et je poursuivrai mon petit travail d'analyse. Vous, continuez le vôtre !
    Bon cycle de février.

  • Ouhgo (Hugues) St-Pierre Répondre

    9 février 2008

    Monsieur D.D., vous dites: "je réalise à quel point les concepts que vous appréciez sont difficiles à traduire et à vulgariser."
    Mais non, voyez l'allégorie de l'animal blessé, dans la CAGE!
    N'y a-t-il pas là meilleur sujet à scénario pour une TELENOVELA?
    Vous élaborez sur l'utilisation du territoire, sur l'individualisme des loisirs: l'écran plat, les portables, l'auto et la maison de banlieue, le CIRQUE! La distraction au sens de Pascal! De quoi jaser autour de la machine à café le matin, pour être à la mode!
    Vous savez bien où atteindre les Québécois pour leur faire voir le miroir... PAR LA TÉLÉVISION!

  • Dominic Desroches Répondre

    2 février 2008

    Cher Ouhgo,
    je vous remercie beaucoup pour votre commentaire sympathique à mon endroit. Cependant, je doute que mon chemin de pensée soit réellement accessible au plus grand nombre. Au contraire, plus je collabore au site Vigile, plus je réalise à quel point les concepts que vous appréciez sont difficiles à traduire et à vulgariser. Non seulement je demeure peu lu, mais je n'ai pas l'ambition de l'être encore davantage. Chacun doit apporter sa pierre et son outil, comme dit Vigneault, moi je sais reconnaître mes limites.
    Deux choses sont claires désormais : j'apprécie vos encouragements et ils me serviront de motivation si, à la recommandation de quelques lecteurs assidus de Vigile, je réunis mes petits articles dans un ouvrage circonstantiel. Ma contribution à Vigile enfin ne peut pas, de par sa nature même, être éternelle - elle ne repose pas, vous l'avez vu, sur des coups de gueule, elle ne se résume pas à des commentaires formulés rapidement à la suite de la lecture d'articles de journaux ou le visionnement d'émissions de variété. Ma petite aventure théorique portant sur la société québécoise étant déjà passablement avancée, je ne prévois pas occuper encore très longtemps l'espace de la Tribune libre. Cela signifie que mes collaborations commenceront, à la fin du présent cycle, à s'espacer et que je laisserai à d'autres (je pense notamment à vous, mais aussi à M. David Litvak, M. Jean Pierre Bouchard, M. Gaston Boivin, M. Jean-Claude Pomerleau et les autres auteurs moins visibles mais brillants) le soin de s'exprimer pleinement sur le site Vigile. Ce site, supporté magnifiquement par M. Bernard Frappier, sera heureux de bénéficier de vos textes aussi sentis que pertinents.
    Les cycles nous précèdent toujours et il nous revient à propre de savoir bien les interpréter.
    Avec mes pensées les meilleures,
    Dominic Desroches

  • Ouhgo (Hugues) St-Pierre Répondre

    26 janvier 2008

    Monsieur D.D.,
    Depuis que je lis vos textes, surtout à l'avènement de la théorie de la cage, la réserve, etc, je me dis que ces propos ne doivent pas rester loin de la vue du peuple!
    Un penseur que ne connaissent pas les gens de "pouvoir" n'agit pas à la hauteur de son talent. Le collège et vos étudiants, quelques revues savantes, des congrès internationaux, Vigile, tout ça reste inconnu des lecteurs du J.Mtl, des penseurs des partis politiques, des voteurs. Il faut que le Québécois francophone devienne familier avec votre pensée, dès la petite enfance, jusqu'à l'univ. et au resto. du matin ou je ne sais mais devant l'imminence de la disparition, il faut que tous, nous fassions notre choix en connaissance de cause: si la langue est condamnée, partons au Mexique, il y fait moins froid!