Le Québec a un très important passé militaire. En effet, entre 1534 et 1763, la Nouvelle-France a connu le développement d’un complexe militaro-industriel pour répondre aux intérêts de la monarchie française. Durant la période de colonisation britannique, entre 1763 et 1867, la Belle Province change plusieurs fois d’appellation, en devenant tour à tour la Province of Quebec, le Bas-Canada, le Canada-Uni et enfin le Québec, mais continu de voir se construire une industrie de guerre locale répondant aux besoins de la monarchie anglaise.
Les Canadiens francophones jouent un rôle non négligeable dans la structuration d’un tel complexe en acceptant de travailler dans les entreprises, dont les capitaux sont détenus par les Anglo-saxons, qui oeuvrent dans les secteurs de la sécurité et de la défense.
Entre 1763 et 1774, l’Angleterre n’éprouve aucun besoin de développer une industrie de guerre dans la Province of Quebec. En effet, elle contrôle une grande partie de l’espace nord-américain et cherche seulement à obtenir un retour sur investissement avec son nouvel empire pour ses nombreux frais engagés contre la France pendant la guerre de Sept ans. C’est pourquoi, l’administration coloniale pratique une stratégie de prédation des ressources nord-américaines destinées à profiter exclusivement à la métropole. Elle limite au maximum les investissements locaux et liquide tous les actifs jugés peu rentables pour réduire le coût d’administration des territoires conquis.
C’est dans ce contexte que l’industrie navale de guerre de Nouvelle-France n’est pas relancée. La monarchie britannique met de côté le bois de la Province of Quebec pour ne pas faire concurrence à la Nouvelle-Angleterre qui construit la majorité de ses navires. Seules les forges du Saint-Maurice sont conservées par les Anglais car celles-ci produisent du métal qui est revendu avec de gros profits. Avec la guerre d’indépendance américaine (1775-1783), les autorités britanniques changent radicalement de politique envers la Province of Quebec. En effet, la Nouvelle-Angleterre cesse de fournir des navires à sa métropole britannique, alors que l’Angleterre est essentiellement une puissance maritime.
De ce fait, les autorités britanniques commencent à relancer l’existence d’un complexe militaro-industriel dans la colonie francophone pour répondre à leur besoin de guerre. En particulier, les forges du Saint-Maurice sont sollicitées pour produire des munitions, comme des boulets pour les canons.
La guerre franco-britannique (1793-1815) vient encore accélérer ce mouvement. En effet, la monarchie anglaise se retrouve confrontée à un vaste embargo en Europe, imposée par la France entre 1806 et 1810, qui l’empêche de s’approvisionner en bois pour construire et entretenir ses navires.
Le Bas-Canada comptant de nombreuses forêts, son bois retrouve un intérêt pour l’Angleterre. De ce fait, la minorité anglophone de la colonie utilise cette situation de pénurie en métropole pour développer une florissante industrie forestière et navale qui s’appuie sur les besoins de guerre du pays pour générer d’importants profits. Pour répondre aux demandes de l’Angleterre, les Britanniques ont besoin d’une main-d’œuvre nombreuse mais ne trouvent pas assez d’immigrants anglophones pour satisfaire le développement de leurs entreprises.
C’est pourquoi, ils n’hésitent pas à recruter parmi les Canadiens francophones, qui forment la majorité de la population du Bas-Canada, pour obtenir la ressource humaine dont ils ont besoin. Les francophones acceptent de travailler pour les Britanniques car ils trouvent de nouveaux emplois mieux rémunérés que ceux du domaine rural, notamment comme bûcheron, draveurs ou charpentiers. Ce faisant, ils contribuent à fournir à l’Angleterre le bois et des navires que celle-ci utilise pour combattre la France. De ce fait, ironie de l’histoire, les Canadiens francophones participent directement à l’effort de guerre des Anglais contre les Français.
Le complexe militaro-industriel du Bas-Canada continue d’accélérer sa montée en puissance avec la guerre américano-britannique (1812-1815). En effet, lors de ce conflit, les États-Unis commencent à se lancer dans des affrontements maritimes qui contraignent l’Angleterre à riposter en produisant dans la colonie francophone des navires de guerre. Ainsi, les Canadiens francophones assurent la construction et l’entretien de nombreux bateaux britanniques sur le chantier naval de l’Ile-aux-Noix. Toutefois, les capitaux de l’industrie de guerre de la colonie restent aux mains de la minorité anglophone.
Celle-ci recoure à un système d’échange commercial avec l’Angleterre fondé sur des critères ethniques (anglo-saxons) et religieux (protestantisme) qui excluent de facto les francophones catholiques. Le contexte de vive concurrence entre les États-Unis et l’Angleterre, entre 1815 et 1860, incite la monarchie britannique à étendre les activités du complexe militaro-industriel du Bas-Canada. En effet, les Anglais investissent dans le développement d’infrastructures à vocation militaire, comme le canal Lachine ou la citadelle de Québec, qui sont réalisées en grande partie par des Canadiens francophones. La colonie développe une réelle expertise en matière de construction d’ouvrages de guerre.
Entre 1865 et 1867, le complexe militaro-industriel du Canada-Uni est directement impliqué dans la guerre de Sécession. En effet, à cette époque, la colonie commence fortement à intéresser les États-Unis en raison des richesses minières qu’elle peut offrir à son industrie. En particulier, pour les États de l’Union importent massivement du cuivre en provenance du Bas-Canada pour fabriquer des cartouches pour leurs fusils. Avec ce conflit, pour la première fois dans l’histoire de la colonie francophone, les capitaux britanniques commencent à être fortement concurrencés par les capitaux américains. Les États-Unis cherchent à sécuriser leurs approvisionnements à l’étranger pour soutenir leur effort de guerre. C’est pourquoi, les Américains investissent de manière très différente des Anglais au Canada-Uni. Au lieu de se contenter d’apporter de l’argent, ils amènent également des hommes et des technologies américaines dans la colonie canadienne. Ils ne se contentent pas d’investir mais cherchent également à s’approprier le contrôle des ressources locales.
Les Canadiens francophones, qui ne disposent pas de fonds propres suffisants pour faire face à cette arrivée des Américains, sont tenus à l’écart par les Anglo-saxons du complexe militaro-industriel qui se développe sur leur territoire. L’Angleterre finit par reconnaître sa défaite dans sa guerre économique contre les États-Unis et en tire les conclusions qui s’imposent en se retirant de l’espace nord-américain à partir de 1867. Pour s’assurer de cette transition sans menacer ses intérêts économiques, la monarchie britannique met en place un État canadien qui lui reste inféodé sur le plan diplomatique et militaire. Le retrait de l’Angleterre ne met pas en péril l’existence du complexe militaro-industriel existant au Québec car, sous l’action des investisseurs anglais, l’industrie navale de la Belle Province s’est trouvée de nombreux débouchés dans le secteur privé depuis plusieurs décennies.
Pour conclure, tout au long de la période coloniale britannique, le complexe militaro-industriel du Québec se développe en raison des guerres qui traversent l’espace nord-américain. Les entreprises qui oeuvrent dans les secteurs de la sécurité et de la défense restent majoritairement dominées par les Anglo-saxons. Les Canadiens francophones jouent un rôle important au sein de ce complexe en fournissant de la main d’œuvre mais ils ne contrôlent pas l’industrie de guerre locale. Le complexe militaro-industriel du Québec se caractérise en 1867 par un niveau de production de moyenne intensité technologique. Il fournit beaucoup de matières premières aux Anglais et aux Américains, telles que du bois, du fer ou encore du cuivre, qui sont ensuite utilisés par ces derniers pour fabriquer des matériels de guerre plus sophistiqué. Les domaines où la colonie francophone développe une expertise propre sont ceux de la production navale et de la construction d’infrastructures militaires.
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1 commentaire
Archives de Vigile Répondre
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