Par Yara El-Ghadban
Dans le cadre de mes recherches doctorales sur la culture et l'identité québécoises aujourd'hui, j'ai eu l'occasion de rencontrer beaucoup d'artistes et d'intellectuels québécois, et j'ai constaté à plusieurs reprises la présence d'un certain clivage entre les jeunes et les pères de la Révolution tranquille.
Au risque d'être réducteur, l'attitude généralement positive des premiers était presque immanquablement tempérée par l'attitude parfois cruellement critique des derniers, surtout envers ce qu'ils perçoivent comme étant l'ambivalence identitaire des jeunes. Cette ambivalence est semble-t-il généralisée envers le projet souverainiste et le progressisme qui a donné jour à un cosmopolitisme non critique ou inconscient de la position marginale du français et des francophones en Amérique.
Dans la foulée des réactions à l'analyse que fait Jacques Godbout du Québec contemporain, il convient peut-être de revenir à la littérature québécoise pour réfléchir sur la raison d'être de ce clivage. On ne peut en fait comprendre l'attitude négative envers l'ambivalence identitaire sans la replacer dans le contexte de Refus global.
Tout refuser pour tout recommencer
Un des signataires de Refus global était l'écrivain-poète Claude Gauvreau, dont la pièce de théâtre L'Asile de la pureté (1953) a récemment été remise en scène au Théâtre du Nouveau Monde. Le personnage principal est un poète qui tente d'accéder à un état de pureté absolue en refusant de manger. Son jeûne l'emprisonne dans un cercle vicieux qui le conduit à la folie et, ultimement, à sa mort.
J'ai été profondément interpellée par la référence à l'asile. On peut en effet se demander pourquoi Gauvreau nous renvoyait à l'asile de la pureté. Pourquoi la pureté ne pouvait-elle exister que dans un asile et entraîner le poète dans ce lieu de séquestration totale ? Pourquoi faut-il qu'il soit aliéné de la survivance à travers le jeûne et la faim ? Pourquoi la souffrance et la folie pour atteindre cette pureté ?
En réalité, l'isolement, ce refuge dans la folie, dans ce Québec de la grande noirceur, représentait peut-être le seul espace de liberté. Le refus ne pouvait qu'être global, ne pouvait que tout rejeter -- la raison, la nourriture, la vie --, car l'oppression était si totalisante qu'elle les avait envahies elles aussi. Dans la pensée des signataires de Refus global, c'était seulement après avoir tout refusé qu'il était possible de recommencer.
Ainsi, dans les années 50 et 60, dans la foulée des revendications identitaires de la Révolution tranquille qui a suivi Refus global et qui avait propulsé le Québec vers la modernité, il y avait peu d'appétit pour un discours ambivalent et l'incertitude identitaire. Par conséquent, pour les critiques littéraires de la Révolution tranquille, l'omniprésence de l'ambivalence dans l'attitude des Québécois est perçue comme un trait négatif. Ainsi, Jacques Godbout fait écho au critique Gilles Marcotte qui qualifia la littérature québécoise en 1964 comme une littérature de «vertige», dont le manque d'ancrage identitaire l'emprisonnait dans un pessimisme perpétuel, quasi suicidaire.
L'écriture subversive d'Hubert Aquin
Ce point de vue était aussi partagé par les artistes, comme en témoignent les essais et romans de l'écrivain Hubert Aquin. Conscient de cette ambivalence qui se profilait derrière son écriture comme un personnage fantôme, il tenta tant bien que mal de se réconcilier avec celle-ci ou de l'affronter à travers ses romans, tout particulièrement à travers son écriture baroque, éclatée, déformée, une écriture magnifiquement subversive. Aquin, un ardent souverainiste, voyait le Québec comme une société prisonnière de sa condition coloniale et dont l'ambiguïté devant le projet indépendantiste était symptomatique de la mentalité du «conquis».
La volonté de se libérer de ce paradoxe ou double-bind et d'imaginer le Québec autrement se fait ressentir à partir des années 80, qui témoignent d'un virage important dans la perception de l'ambivalence de l'identité québécoise. Ce changement d'«attitude» survient en grande partie grâce à la «génération post-1967», qui commence à se détacher de la référence eurocentriste des années 40 et 50 pour ancrer ses récits et sa fiction dans la métropole, Montréal et le territoire nord-américain.
Le tigre de Pi
C'est peut-être dans le récent roman de l'auteur montréalais Yann Martel, Life of Pi (2001), que cette transformation, de Refus global à l'«intégration totale», trouve son expression la plus éloquente.
Le roman met en scène un jeune garçon, Pi, qui, en plus de pratiquer l'hindouisme, est un chrétien et musulman fidèle. Pi et Richard Parker, un tigre qui vivait dans le zoo du père de Pi, se trouvent perdus sur un petit bateau au milieu de l'immense océan Pacifique à la suite d'un naufrage. Le roman noue ensemble les multiples péripéties d'un récit de voyage et de survivance en présence d'un tigre qui terrorise Pi tout en lui tenant compagnie.
Dans le roman de Martel, le rapport à l'ambivalence est renversé à 180 degrés. Les liaisons dangereuses, la folie, le trou de mémoire, l'oubli de l'histoire, l'oppression de la religion et le tiraillement entre des imaginaires en conflit qui ont dominé dans la littérature québécoise sont remplacés par le retour d'une religiosité surgissant au coeur même de la pluralité et par un récit de survivance qui s'achève par le départ silencieux du tigre.
Emblème puissant, au nom on ne peut plus anglais, d'une menace terrifiante qui, en fin de compte, disparaît de son propre gré, le tigre évoque, me semble-t-il, la remise en question de l'idéologie de la survivance et de la peur de disparaître qui ont tant marqué l'imaginaire québécois.
Le roman de Martel serait-il la célébration d'une ambivalence assumée qui, pour Pi, devient son seul repère et son seul moyen de survie au milieu de l'océan ? C'est d'autant plus remarquable que Pi trouve son ancrage identitaire dans le retour à la foi -- pas moins que trois simultanément ! --, celle-là même que les Québécois ont abandonnée dans les années 60 pour se forger une identité nationale profondément laïcisée.
Mais qu'en est-il du Québec dans tout cela ? Où se trouve au juste la part francophone de l'identité canadienne multiculturelle de Pi ? Il est certes possible de lire le roman sur l'horizon du mouvement souverainiste au Québec et d'interpréter, en fait, le départ de Richard Parker comme renvoyant symboliquement à la séparation des «deux solitudes».
En fait, le lecteur ne tarde pas à découvrir, dès le début du roman, que Pi doit son nom à son oncle franco-indien, un champion de natation, qui l'avait baptisé d'après la «piscine Molitor», une célèbre piscine olympique en France, «joyau aquatique du monde civilisé où dieux et divinités auraient aimé se baigner». Voilà que l'héritage français vient s'insérer de la manière la plus étonnante au coeur de l'identité indo-canadienne de Pi.
Cet hommage à une ambivalence surgissant de la décomposition des territoires religieux, ethniques et identitaires est mis en avant par une nouvelle génération de penseurs et d'artistes québécois à travers une relecture radicale de l'histoire du Québec. Le Québec passe d'une société marquée par l'absence ou la négation identitaire à une société de multiples présences.
C'est sans doute dans ce Québec que les jeunes vivent et celui qu'ils défendent parfois avec un idéalisme naïf, mais pas plus qu'il l'était pour la génération de la Révolution tranquille, ni moins sincère ou moins visionnaire d'ailleurs.
Yara El-Ghadban
_ Doctorante en anthropologie à l'Université de Montréal
Le nouveau Québec
La société des multiples présences
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