Le plus petit détail

Crise d'octobre 70 - FLQ




(Publié le 25 avril 1998) -
Je vous résume. Au tout début de cette affaire, dans un bar, du côté de Vancouver, il y a un indicateur de police et il y a Max qui vient de rapporter dix grammes d'héroïne du Népal. Si l'indicateur le dénonce, Max, qui n'a aucun dossier criminel, s'en tire avec pas grand-chose. Et ça ne rapporte rien à l'indic. Ce sont les grosses affaires qui paient. Alors l'indic raconte à la police que Max est le roi de l'héroïne de la côte Ouest et qu'il a plein de contacts en Thaïlande.
Racontée comme ça, l'histoire rapportera effectivement 80 000 $ à l'indic.
C'est la première merdouille. La seconde, c'est le rodéo de l'undercover team de la GRC. Les cow-boys n'aiment rien tant que les rodéos. Surtout quand ils se terminent par un voyage gratifiant en Thaïlande. Beau pays, la Thaïlande. Les flics thaïlandais, qui suivent parfois des stages de formation au Canada, sont en totale admiration devant les Mounties. Tout baignait donc dans l'huile. On allait bien s'amuser. Sauf Max évidemment qui, c'était prévu et voulu, serait arrêté et condamné à mort. Mais ce n'est qu'une péripétie.
Je vous vois sourciller. Un innocent condamné à mort pour l'amusement de la police, une péripétie ?
Qu'est-ce que vous croyez ? Démocratie ne veut pas dire pureté. Dans une démocratie, il y a des morons, il y a des horreurs. On juge de la qualité d'une démocratie à sa capacité à dénoncer ses morons, à nommer ses horreurs. Et dans l'histoire de Max, les ressorts démocratiques de notre société, la presse en particulier, ont, dans un premier temps, correctement fonctionné.
Je reprends. Tout baignait dans l'huile quand le caporal Derek Flanagan est tué accidentellement durant l'arrestation des suspects. La croisière venait de tourner au drame et quelqu'un quelque part, sûrement un emmerdeur de journaliste, allait forcément poser des questions.
Ce fut Victor Malarek. À ce moment-là journaliste au Globe and Mail. « Mountie tué en devoir à Chiang Mai », disait le très laconique communiqué de la GRC. Bizarre se dit Malarek. Qu'est-ce que la GRC foutait dans le Triangle d'or ? Malarek part pour Bangkok et Chiang Mai. Il rencontre les flics thaïlandais qui confirment qu'ils n'ont arrêté dans cette opération que des sous-fifres, « delivery people ». « Une opération inutile, ajoute un capitaine de l'escouade antidrogue... many of us wonder why the Mounties came here. »
À la suite de Malarek, d'autres journaux, notamment le Vancouver Sun, le Ottawa Citizen vont poser des questions embarrassantes. Cela débouchera sur une enquête de la Commission des plaintes, la police de la police, l'organisme chargé d'examiner les plaintes du public contre la GRC.
C'est ce que je vous disais tantôt, la démocratie fonctionne à plein, on s'apprête à dénoncer les horreurs du système, à nommer les morons. L'avocat qui est chargé de l'enquête par la Commission, un criminaliste du nom de Paul McEwen, travaille avec diligence et rigueur. Lui aussi se rend en Thaïlande. Rencontre la police et Max.
Son rapport de 200 pages, accablant pour la GRC, souligne que les flics ont fabriqué un crime de toutes pièces et placé Max au centre de cette fabrication après l'avoir terrorisé ( une mise en scène de meurtre ). Les flics ont payé le billet de Max pour la Thaïlande, amorcé un deal de dope qu'il n'a jamais projeté, et tout fait pour qu'il se fasse arrêter et juger selon la loi thaïlandaise qui oblige à plaider coupable pour échapper à la peine de mort.
Paul McEwen suggère une enquête publique. Son rapport sera désavoué. Il restera « protected ». « Personal information ». « Draft for discussion purposes only ». Écoeuré, Paul McEwen démissionne de la Commission des plaintes. ( Mystérieusement, miraculeusement, au fond de sa prison, Max recevra quand même une copie de son travail. )
Un nouveau rapport qui blanchit le précédent est produit par Commission des plaintes. Il conclut bien sûr que les Mounties sont des héros et Max un dangereux trafiquant. La mise en scène de meurtre ? Une aimable plaisanterie destinée à noyer les soupçons de Max. Une enquête publique ? Pourquoi faire ?
Ici s'arrête la démocratie. Ici, il y avait jadis une frontière qui séparait le Canada de la Grèce des colonels, de l'Espagne de Franco, du Mexique, de la Colombie. Juste un détail en passant, Bertrand Giroux, directeur exécutif de la Commission des plaintes qui a enterré le rapport McEwen, Giroux, qui reçoit les plaintes contre la GRC, a déjà été un des grands patrons de la GRC. Conflit d'intérêts, pensez-vous ? Comme vous êtes soupçonneux ! Giroux a aussi reconnu que Frank Palmer, chef de la E. Division qui a autorisé toute l'opération Max, était un de ses bons amis.
Ici s'arrête l'État de droit. Ici commence l'État dans l'État.
Max est revenu au Canada en juillet dernier. Il est actuellement en maison de transition. Le jour, il travaille comme technicien de scène. Les week-ends, il a la permission de découcher. Il finira de purger sa peine le 18 février 2029. Mais il sera admissible à une libération conditionnelle complète en novembre prochain... et bon, à partir de novembre, il sera presque libre.
Qu'est-ce que tu fais chier Max, qu'est-ce tu veux de plus ?
Il veut l'abolition de sa sentence.
Il veut sa liberté sans condition. Il veut que le gouvernement canadien entreprenne des démarches pour que lui soit accordé le pardon royal du gouvernement thaïlandais.
Il veut autre chose. Il veut que les policiers qui ont applaudi à sa condamnation à mort sachent qu'il est libre sans condition.
Et un dernier truc. Il veut que la veuve de Flanagan qui l'a traité d'ordure et de rognure sache qu'il n'a absolument rien à voir dans la mort de son mari.
J'ai passé une dizaine d'heures en entrevue avec Max. Je me suis farci les 200 pages du rapport McEwen, et les 150 du nouveau. J'ai lu le livre de Malarek ( Gut Instinct ) et savez-vous ce qui me hante au bout de tout ça ?
C'est le plus petit détail de toute l'histoire.
Un midi, à Chiang Mai, deux ou trois jours avant la conclusion de l'affaire, Max a flyé un touk-touk dans la rue pour aller manger quelque part.
M'invites-tu ? a demandé le chauffeur du touk-touk, devant le restaurant. Si tu veux, a accepté Max.
Deux jours plus tard, quand tout a été fini, les flics thaï ont arrêté le chauffeur de touk-touk chez lui. Il est mort en prison, de la tuberculose, l'an dernier. Il avait trois enfants.
Je lui dédie cette série même si les vers qui grouillent sous notre démocratie ont fini de le bouffer depuis longtemps.


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