(rappel) Penser le Québec

Le Québec en N/B et en couleurs - Hommage à Michel Brault

Comment expliquer que la majorité francophone du Québec, après une telle humiliation nationale, oublient ces événements tragiques, ces images parmi les plus puissantes de Brault, et acceptent encore les ordres politiques du gouvernement fédéral ?

Voilà pourquoi PE Trudeau est un sale type.

« Dans une nation vraiment cultivée, personne n'a le droit de priver un homme de liberté de façon arbitraire »

Oleksander Konysky. écrivain ukrainien
« La propagande est aux démocraties
ce que la violence est aux dictatures »

Noam Chomsky, linguiste, critique social et activiste américain
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Le Québec n’est pas encore une terre de totale liberté, car le gouvernement fédéral peut y entrer et y distribuer des subventions autant que des ordres. On peut dire ce que l’on veut, jurer une revanche sur les Plaines d’Abraham, promettre le paiement en argent des injustices passées, mais quand il faut changer quelque chose à notre état, les Québécois apprennent encore à leurs dépens d’où viennent les « ordres ». La vérité est que les images du Québec moderne et contemporain se déclinent par le noir et blanc et la couleur. Si un auteur révolutionnaire a écrit du fond de sa cellule qu’il existe des « nègres blanc en Amérique », c’est parce que les Québécois rêvent en couleur et que la réalité (toujours illusoire) apparaît en deux tons, le blanc des dominants et le noir des vaincus.
Les Québécois, on le sait, vivent en noir et blanc le jour. Ils travaillent et espèrent que le quotidien leur apportera le bonheur. Ils oublient souvent que leur liberté est relative et que le pouvoir vient le plus souvent d’Ottawa, sans grande nuance, c'est-à-dire du haut de l’édifice fédéral. Les Québécois contredisent leur devise et oublient que la Crise d’octobre a existé, que le gouvernement du Québec et la ville de Montréal n'ont pas toujours servi leurs intérêts. Au moment même où les manuels d’histoire n’enseignent plus les conflits historiques, que le gouvernement fédéral s'amuse à interpréter à sa manière les événements de jadis et que le cinéma québécois tourne, sous prétexte de rentabilité, la plupart de ses images à l’américaine, je proposerai une réflexion sur notre meilleure caméra. Ce texte entend rendre hommage au cinéaste Michel Brault, un pionnier et un complice des grands artisans et cinéastes québécois du direct, les Perrault, Groulx et Carrière. Par l’analyse de son film Les Ordres (1974), il veut prendre deux minutes pour souligner une des plus belles réussites de la « caméra qui marche », pour reprendre les mots élogieux de Pierre Perrault à l'endroit de Michel Brault.
Illusion de liberté dans la vie quotidienne
Avant que le gouvernement fédéral ne réponde au gouvernement du Québec et au maire de Montréal en promulguant ses ordres, la vie était ordinaire, simple et tranquille. Cette vie normale est assurément la nôtre quand nous embrassons nos enfants avant qu’ils ne partent pour l’école et que l’écoute de la radio nous apprend les événements du jour. Le génie de Brault au début des Ordres est de laisser les personnages du film, qui redupliquent des personnes réelles, se présenter et expliquer leur vie avant les perquisitions des policiers sans mandat. Ce moyen, qui n'était pas étranger à Groulx, permet au cinéaste de montrer que ce sont des gens ordinaires qui seront victimes des ordres, des gens comme vous et moi, des gens qui cherchent le bonheur et s’estiment libres de tout mouvement. Pour camper son film dans la réalité, Brault, sera fidèle aux nombreux témoignages des gens qui ont vécu la Crise d’octobre et qu'il a recueillis pour faire son film.
On sera ici attentif au quotidien des montréalais francophones que filme Brault. La caméra en effet nous montre la vie d'une petite petite famille, la visite courageuse de la travailleuse sociale, l’impuissance des victimes d’un huissier, le syndicaliste qui doit composer avec les menaces permanentes de son employeur, la vie sans histoire du chômeur, le marchand de l’épicerie qui donne des conseils et la vie innocente des enfants. Ces personnes seront les premières victime de la « Crise d’octobre » découlant par la promulgation des Lois sur les mesures de guerre. C’est que dans la province de Québec où le travail des syndicats est mal vu, sinon suspect, la population est complexée et sous-scolarisée. Au moment où les petits groupes et les radicaux tentent de réveiller cette population par des actes de violence et des manifestations, l’idéal révolutionnaire ne peut pas être compris et défendu par tous. C’est donc dans un tel contexte, nous dirons pour le moins explosif des années 1970, que peut apparaître la Crise d’octobre. Rappelons un instant à notre mémoire les événements pour bien comprendre l’atmosphère que tente de mettre en images la caméra de Brault.
L’atmosphère d’octobre 1970 et la Loi sur les mesures de guerre
Le 5 octobre 1970, lors de l’enlèvement, par la cellule Libération du FLQ (Front de libération du Québec), du diplomate britannique James Richard Cross, survient le début de la « crise ». Le lendemain, le Secrétaire d’État aux affaires extérieures, Mitchell Sharp, refuse de céder aux conditions du FLQ. Le 7 octobre, le Manifeste est lu à la radio de CKAC. Le lendemain, la télévision de la SRC se décide, « pour des raisons humanitaires », de lire le Manifeste en ondes. Le 10 octobre à 18 heures, Jérôme Choquette, Ministre de la justice, déclare en conférence de presse que le gouvernement refuse toute négociation avec le FLQ. À 18 heures 18, la cellule Chenier du FLQ enlève le Ministre du travail et de la main d’oeuvre, Pierre Laporte. Le gouvernement de Robert Bourassa, établi dans ses quartiers à l'Hôtel Queen Elizabeth de Montréal, laisse entendre qu’il négociera avec le FLQ. Le 13 octobre, Pierre-Eliott Trudeau se livre à son célèbre Just watch me devant des journalistes anglophones.
Le lendemain, plusieurs personnalités dont Claude Ryan, René Lévesque, Marcel Pépin, Louis Laberge et Yvon Charbonneau signent un manifeste appuyant de véritables négociations avec le FLQ. Mais coup de théâtre : durant la nuit du jeudi au vendredi 16 octobre, à la demande semble-t-il, de Bourassa et de Drapeau, Trudeau décrète la Loi sur les mesures de guerre. Il s’agit de la loi promulguée pour défendre le Canada lors de la deuxième Guerre mondiale. Prétextant une « insurrection », le fédéral prend possession du territoire du Québec. Les Québécois assistent impuissants, le vendredi, à l’État de siège : l’habeas corpus ne tient plus et les libertés civiles sont soudainement suspendues. L’armée canadienne prend le contrôle du Québec, procède à l’arrestation, sans mandat, de plus de 450 citoyens considérés suspects, et s’installe pour assurer la protection des quartiers riches et des édifices gouvernementaux.

C’est dans une tentative unique pour recréer cette atmosphère extraordinaire que la caméra de Brault se met en marche et tente de montrer la police de Montréal qui arrête des personnes innocentes sans mandat. Le chômeur Richard Lavoie est arrêté, de même que le docteur Jean-Marie Beauchemin. Quand les policiers entrent dans les maisons et les appartements, ils agissent dans la plus grande violence. Si on leur demande pourquoi ils fouillent sans mandat, ils répondent, et la conscience est sauve, qu'ils ne font que « suivre les ordres ». Les images de Brault sont nettes et bouleversantes : si le fédéral s’est comporté à la soviétique, en dictateur, en pays totalitaire, le film Les Ordres aura pour mission de tenter de traduire l’inacceptable, le traitement inhumain réservé à des gens sans histoire, l'arbitraire en acte dans un pays qui se dit moderne, ouvert, démocratique et civilisé.
L’utilisation de la peur comme moyen politique
La fiction rejoint ici la réalité. On sent partout l’arbitraire. Un des personnages du film, une véritable victime de la crise, avouera à la caméra : « on avait peur, c’était par en dedans ». On peut comprendre que l’utilisation d’une force excessive était le moyen tout indiqué pour faire peur aux francophones, dont certains d'entre eux s’étaient engagés pour la cause de l'indépendance nationale. Si les politiciens québécois francophones obéissent servilement aux lois fédérales, ils participent alors, complices, à l’enfermement des leurs. Le but du fédéral, on le devine bien, était assurément moins d’assurer par l’armée la sécurité, que d’entrer chez les individus suspects, lire des syndicalistes, des pauvres, des révolutionnaires et nationalistes avoués, afin de les arrêter, de les menacer et de les humilier.
L’enfermement chez soi ou « Là, nous étions vraiment en prison »
Or les images s’enchaînent lentement, en couleurs cette fois, afin de marquer la différence entre l’état de liberté et l’État de siège. Brault ose montrer, par son tournage, certains Québécois enfermés chez eux, dans leur propre ville et dans leur province. Le cinéphile attentif et sensible est tout à coup renversé par les images ; il ressent la crise de l'intérieur même si le cinéaste joue le jeu de l’objectivité. On veut ici traduire l’impuissance des francophones du Québec dans la structure fédérale qui peut, en proie à l’idéologie qu’elle critique chez les autres, enfermer et isoler des individus. Le film rejoint sans difficulté le roman de Kafka, Le Procès, car les victimes ne peuvent connaître la raison de leur enfermement puisque les officiers ne la connaissent pas eux-mêmes - ils disent obéir simplement aux ordres.
Mais l’enfermement projeté par le fédéral, s’il veut parvenir à ses fins, ne peut pas se passer de la terreur et de la torture psychologique. En effet, quand les femmes enfermées pensent pouvoir être libérées, elles réalisent que le séjour en prison sera un peu plus long que prévu, le but de la détention étant de les torturer pour la peine. Quand les hommes exigent à leur tour du respect, on les ignore. L’idée est simple : faire entrer dans la tête de ces francophones qu’ils doivent souffrir et par suite abandonner leurs convictions. Brault est au plus fort lorsqu’il montre comment ces Québécois enfermés sans raison en viennent à ressembler à du bétail, à des animaux sans droit. C’est là que l’un d’eux, réalisant l’ampleur de la mécompréhension, s’avoue à lui-même, donc à tous les Québécois par extension : « Là, nous étions vraiment en prison ».

On notera ici que si les gardiens suivent servilement les ordres, cela ne signifie pas que celles-ci soient justes. De la même manière, menacer de mort des innocents détenus par la raison d’État, c’est-à-dire par l’arbitraire, en allant jusqu’à jouer la fusillade, ne peut pas demeurer sans effet sur les victimes. Quand on mime une fusillade, quand on empêche quelqu'un de dormir pendant plusieurs jours, on fait plus qu’insulter en anglais, on fait plus que menacer : on traumatise une personne à jamais. S’il faut rappeler cela, ce n'est pas pour dresser un parallèle avec les détenus de Guantanamo, mais bien pour nous rapprocher d'un autre peuple en quête de reconnaissance qui a bien connu le régime britannique : les Irlandais. En effet, les Irlandais ont aussi connu des mises en scènes de fusillade et de vrais massacres, comme nous, en vérité. Seulement, nos historiens ne daignent pas enseigner ces leçons d'histoire à nos enfants. Les Irlandais, qui ne veulent pas oublier leur histoire, sont aujourd’hui plus riches que nous et mieux armé pour affronter l’avenir.
Les privilèges de la vie carcérale ou comment aimer sa cage
Cela dit, revenons sans tarder aux Ordres. Brault tourne désormais en couleurs les scènes carcérales pour marquer le passage à la réalité vécue : on y voit la couleur des murs, la couleur des uniformes et le corps des victimes. Si les gens rêvent en couleur, alors cette réalité de 1970 devrait, semble se dire le cinéaste, les réveiller. Cette réalité, c’est entre autres l’incapacité pour un homme d’assister aux funérailles de son père mort durant la crise. Cette réalité, c’est aussi la rage qui monte en chaque homme enfermé et menacé sans raison, ce sentiment d’injustice qui rend fou.
Cette réalité québécoise vécue en concentré dans la prison en vient à affaiblir le caractère des victimes. Alors un drôle de phénomène se produit : dans certaines circonstances, les victimes peuvent en arriver respecter leurs bourreaux. En effet, celles-ci se retrouvent parfois heureuses de marcher, de manger un « chips » et de travailler dans la prison. Quand on passe cinq jours sans sortir d’une cellule, on en vient à ne plus haïr le gardien qui nous débarre les portes. Autrement dit : quand on enferme un homme et que l’on soustrait à tous ses biens, si on lui donne ensuite un petit cadeau de rien du tout, alors cet homme sera psychologiquement respectueux de ses gardiens de prison qu’il verra comme des bienfaiteurs. L’un des prisonniers avoue à la caméra qu’il était prêt, finalement, à balayer le plancher, car il y voyait désormais une « bonne chose ». Cet aveu est assez significatif et devrait nous faire réfléchir, nous les prisonniers dans la cage.
Sortir et vivre le traumatisme dans le silence des médias
Les victimes seront relâchées au compte-goutte, lentement, sans avoir entendu un seul chef d’accusation contre elles. Elles auront désormais une idée plus claire du stalinisme gracieuseté du gouvernement fédéral canadien. Lorsqu’elles retrouveront enfin leurs maisons, leurs appartements et leurs familles et qu’elles réaliseront en même temps que les journaux ne parlent pas de la vie vécue par les victimes de la crise, certaines d’entre elles comprendront que la cage n’était pas seulement la prison provisoire mais bien plutôt, par extension, la province elle-même.
Comment peut-on continuer à vivre après l’humiliation par l’arbitraire ?
Si Brault parvient à reconstituer la libération des victimes, on tentera de tirer des leçons sous forme de questions.
Avant de quitter sa cellule, un prisonnier chantera un hommage à la liberté qui ne sera pas sans rappeler les chants folkloriques des Patriotes peu de temps avant leur pendaison, au Pied-du-courant, en 1837. La libération de ces innocents, dont certains seront psychologiquement malades à jamais, nous rappelle aussi toute l’absurdité de la Crise d’octobre. Comment penser en effet que les Québécois, après pareils événements, aient réussi à reprendre une vie « normale »? Comment expliquer que la majorité francophone du Québec, après une telle humiliation nationale, oublient ces événements tragiques, ces images parmi les plus puissantes de Brault, et acceptent encore les ordres politiques du gouvernement fédéral ? Une dernière question à laquelle il n’est pas nécessaire de répondre s’énonce ainsi : comment peut-on reprendre une vie normale après le règne de l’humiliation et de l’arbitraire ? Pour nous obliger à poser ces questions difficiles aujourd’hui encore, il convient de remercier Michel Brault.
Dominic Desroches
Département de philosophie

Collège Ahuntsic

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Dominic Desroches est docteur en philosophie de l’Université de Montréal. Il a obtenu des bourses de la Freie Universität Berlin et de l’Albert-Ludwigs Universität de Freiburg (Allemagne) en 1998-1999. Il a fait ses études post-doctorales au Center for Etik og Ret à Copenhague (Danemark) en 2004. En plus d’avoir collaboré à plusieurs revues, il est l’auteur d’articles consacrés à Hamann, Herder, Kierkegaard, Wittgenstein et Lévinas. Il enseigne présentement au Département de philosophie du Collège Ahuntsic à Montréal.





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