Le Québec peut-il devenir une réserve ? Contre la territorialisation et la folklorisation du Québec

Penser le Québec - Dominic Desroches

« Six cents âmes au plus en 1645, 2 000 peut-être en 1660, loin de se
grouper de proche en proche, dans un rayon proportionné à leur
insignifiance numérique, ces pionners se retrouveront partagés en trois
groupes, à une distance moyenne, l’un de l’autre, de près de cent milles.
Et encore n’est-ce là que le moindre éparpillement. Ces colons, comme ils
sera facile de les déraciner, de les pousser au nomadisme indien ! Par une
rencontre singulière, la forêt, agent de compression, conspire avec le
fleuve en ce travail de déracinement »
Lionel GROULX, Notre grande aventure
***
Aujourd’hui plus que jamais, il convient de méditer sérieusement le destin
des communautés autochtones en Amérique. On peut se demander, en effet, ce
que peut signifier, pour les peuples qu’on appelle commodément les «
Premières Nations », d’habiter des réserves sur un immense territoire qui,
il y a 700 ans à peine, n’appartenait à personne. Comment des nations, dont
le titre a été défini par des colonisateurs étrangers, ont-elle réussi à
survivre malgré de multiples essais d’assimilation et de folklorisation
programmés ? Plus précisément encore : comment, d’une part, ces « Premières
Nations » ont-elles réussi à traverser le temps au moyen d’une économie
reposant sur la cueillette, la chasse et la pêche et, d’autre part, comment
sont-elles parvenues à survivre dans un monde transformé par les
technologies ?
Poser ces questions revient à se demander si les Québécois pourraient, un
jour, se retrouver dans la situation délicate des Premières Nations,
c’est-à-dire devenir les habitants d’une réserve gérée par le gouvernement
fédéral. Est-il possible que, par un oubli actif de l’histoire, les
premiers colonisateurs deviennent, par les aléas de l’hsitoire, les
nouveaux colonisés à l’image de ceux qu’ils ont conquis ? Soyons plus
précis : les francophones d’Amérique, dont le territoire (à l’instar des
réserves autochtones) diminue toujours davantage depuis 300 ans,
pourraient-ils se retrouver dans des réserves, en pleine désolation,
c’est-à-dire enclavés sur leur territoire ? Si les faux traités et les
fausses promesses politiques, jumelées à des tentatives d’assimilation par
la langue et la religion de l’autre, ont presque favorisé la capitulation
et la disparition de toutes les communautés autochtones, est-ce à dire que
le peuple québécois puisse se trouver, lui aussi, victime d’un grand cycle,
dans la même position de vulnérabilité ? Avant de répondre à ces
hypothétiques questions et de tenter de combattre le déni habituel qui
caractérise les positions théoriques de la majorité de nos analystes,
dressons un portrait de la vie autochtone afin de mieux savoir de quoi on
parle.
Vivre en autochtones
Originaires d’Asie, les communautés autochtones ont la réputation de vivre
en harmonie avec leur environnement. En effet, s’il y a quelque chose que
les « Indiens » d’Amérique ont pu nous apprendre, à nous Européens
chrétiens colonisateurs, ce n’est point à nous maquiller, mais à respecter
la nature, c’est-à-dire à accorder notre agir avec l’environnement.
Disciples de Rousseau et du Romantisme, nous avons toujours vu dans les «
sauvages » des hommes forts, naïfs, bref : des hommes de la nature
originaire.
Vivre en autochtones, ce n’est pas détruire la nature, qui est un peu
notre mère, mais l’utiliser dans un esprit – religieusement donc - de
respect, c’est-à-dire vivre et survivre. La chasse et la cueillette, pour
rester dans le régistre du mythe, demeureront longtemps synonymes
d’harmonie et de sagesse anciennes. Si l’homme vit dans une nature
nourricière qui le dépasse et le domine, celle-ci bien entendu mérite la
plus grande attention.
Rituels, cohésion et calendrier
On remarquera sans peine que ce genre d’existence primitive (si on tient à
utiliser un vocabulaire moderne forgé par des modernes) n’exige que très
peu de moyens technologiques. Pour survivre, il suffit de se conformer à
certains rituels, dont le sens vise à favoriser la cohésion du groupe.
Animiste ou autre, la religion est un facteur très important dans la survie
de la petite société : elle n’établit pas de supériorité, à l’image des
religions monothéistes, mais bien plutôt une complémentarité avec la nature
(y compris les animaux) à laquelle elle s’identifie.
Ici, le calendrier « autochtone » organise la vie du groupe en suivant le
cycle des saisons, donc selon la vie de la nature elle-même, et assure la
possibilité d’un lendemain. Si les calendriers autochtones ont par exemple
quatre ou six saisons, cela n’est possible qu’à l’intérieur d’une
interprétation précise des cycles naturels. Or, ce n’est pas une pensée
technologique ou l’anticipation du sens de l’Histoire – dans la nature, il
n’y a pas d’histoire –, qui assure la prise sur le réel, mais bien plutôt
des rituels produits par une culture s’exprimant dans un langage
respectueux de la nature.
Langue, réserve et vulnérabilité
À l’abri de la technologie, le temps ne fait pas de pression : dans la
nature, le temps est vécu comme cycle de fécondité. Or, le mode de vie
autochtone s’avère fragile. Sa fragilité apparaît au moment où les
Européens, « découvrant » le continent, imposent un mode de vie technique
qui modifie lentement mais concrètement le portrait physique du territoire.
En réalité, les Européens chrétiens imposeront une organisation
artificielle à la nature et aux communautés autochtones ancestrales : au
moyen même où ils voudront prendre l’exacte mesure de l’immense territoire
devant conduire à la Chine, ils commenceront à dessiner des villages, des
villes ; ils construiront des routes et des fortifications ; ils
développeront lentement, et souvent à reculons, ce qu’ils conçoivent comme
une nouvelle « colonie » en Nouvelle-France. On reconnaîtra ici une volonté
d’ « enracinement ».
Or, quand les Européens imposent une nouvelle vocation aux terres, ils
valorisent une conception qui rompt radicalement avec le mode de vie des
communautés autochtones. Fiers de leur modernité, les Français ont conquis,
colonisé et développé le territoire sans trop s’intéresser au destin des
premiers arrivés, les peuples ancestraux. Quand nos ancêtres français, nous
l’avons appris à l’école, courrent les bois, apprennent à faires des canots
et à traduire les langues autochtones, ce n’est point pour marier leurs
filles, mais plutôt pour survivre, trouver des richesses, coloniser et
évangéliser les colons et les sauvages errants à la vérité de la religion
catholique.
Effets de la colonisation et de la conquête sur la culture isolée
Un des effets de l’histoire et de la conquête est que les communautés
autochtones, pour des raisons politiques, se sont retrouvées confinées dans
des réserves. Contre leur gré, elles ont vu l’immense territoire
rapetisser et devenir l’espace de cages réservées. Si elles gèrent ces
espaces tant bien que mal, ces communautés savent que les « réserves » sont
des constructions d’origine européenne, c’est-à-dire les effets de la
stratégie de conquérants, et que ces réserves remettent à tous les jours en
question leurs cultures et leur mode de vie ancestral. Car les peuples
sédentaires peuvent s’accommoder d’espaces délimités, mais les nomades n’y
seront jamais à l’aise.
Un autre effet troublant, résultant de la rencontre de deux modes de vie
opposés, est que le langage des autochtones, profilés sur la nature, n’a pu
évoluer. Les langues élaborés sur le rapport à la nature, lorsque celle-ci
se voit entièrement transformée, deviennent vulnérables. Plus concrètement,
les langues européennes (Français, Anglais, Espagnol, etc.) ont évolué par
le rapport qu’elles entretiennent les unes avec les autres, mais aussi avec
le développement technique qu’elles rendaient possible, tandis que les
langues autochtones, qui ne reposent pas sur le travail technique mais sur
une nature qui disparaît, se trouvent incapables de la nommer et de
s’ajuster. C’est ainsi que les langues amérindiennes, aussi uniques et
culturelles soient-elles, n’ont pas su trouver de mots pour nommer les
progrès techniques et, par cette raison même, elles sont devenues
vulnérables. Parlées en vase clos par peu de locuteurs, sans possibilité
aucune d’enrichissement, elles courent, comme les études linguistiques le
montrent, le risque de disparaître. Normalement, si elles sont fermées sur
elles-mêmes ou activement soumises aux forces des autres (quand on impose à
un groupe une autre langue que la sienne), une langue se perd en trois ou
quatre générations.
Le Québec est-il appelé à devenir une réserve ?
Pour reprendre notre question, nous aimerions que la réponse soit non. Car
si nous tenons compte des caractéristiques vues plus haut, le Québec, bien
qu’il soit confronté à la solitude, ne court pas encore le risque réel de
devenir une réserve destinée à la folklorisation de sa culture. S’il y a
bien des tentatives politiques réussies pour faire du Québec une nation
voyant sa langue menacée et son territoire diminuer, nous garderons encore
des espoirs de voir le redressement. Car, bien que menacée par d’autres
langues (comme toutes les langues), la langue française, internationale,
possède actuellement assez de locuteurs pour résister et assurer, pendant
un certain temps du moins (le temps nécessaire au sursaut, diront les
optimistes), la survie de la culture québécoise en Amérique du nord. La
langue française aux accents d’Amérique, il faudrait le dire davantage, a
une longue histoire d’adaptation aux changements soudains, ce qui signifie
qu’elle est encore capable, si elle soignée et protégée, de nommer la
liberté et de trouver en elle des mots nouveaux et riches pour s’ajuster
aux nombreux changements qu’impose la technologie contemporaine aux
sociétés complexes.
Encore plus important, les Québécois, qui possèdent des outils pour
favoriser la mémoire collective, peuvent, s’ils le veulent, tirer profit
des leçons du passé, notamment du passé autochtone toujours présent en eux.
L’histoire est et continuera encore longtemps à constituer le premier
levier culturel capable de maintenir et de faire progresser un peuple
blessé.
Enfin les Québécois peuvent, s’ils le veulent évidemment, utiliser ce
qu’il reste de leur capacité politique (à l’Assemblée nationale d’abord et
à la Chambre des communes ensuite) pour défendre leur langue, leur culture
et mettre fin au repliement qui les menace à tous les jours. S’ils
s’activent et s’unissent, ils seront assurément en mesure de ralentir la
perte du territoire et la volonté de folklorisation que l’on tente de leur
imposer de l’extérieur. La beauté d’un territoire et le génie d’un folklore
national, quand ils sont enfin maîtrisés par leur peuple lui-même, ne
peuvent que faciliter la construction d’un pont avec l’avenir.
À moyen terme, c’est-à-dire pendant deux générations, le Québec ne
deviendra pas une réserve. Cependant, ce constat ne peut-être vrai qu’à la
condition suivante : après la montée de la solitude que nous vivons dans le
moment, il importe que la période de « sursaut », qui correspond aussi bien
à une croissance de la natalité qu’à une défense de la langue commune, soit
assez forte et assez marquée pour encourager les Québécois à poursuivre le
développement de leur conscience historique. S’ils réussissent le saut, ils
pourront alors, avec confiance et originalité, vivre un peu plus
sereinement l’avenir en ayant compris que, devons-nous espérer, la culture
francaise ne sera jamais acquise en terre d’Amérique.
Dominic DESROCHES

Département de philosophie / Collège Ahuntsic

-- Envoi via le site Vigile.net (http://www.vigile.net/) --

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Dominic Desroches est docteur en philosophie de l’Université de Montréal. Il a obtenu des bourses de la Freie Universität Berlin et de l’Albert-Ludwigs Universität de Freiburg (Allemagne) en 1998-1999. Il a fait ses études post-doctorales au Center for Etik og Ret à Copenhague (Danemark) en 2004. En plus d’avoir collaboré à plusieurs revues, il est l’auteur d’articles consacrés à Hamann, Herder, Kierkegaard, Wittgenstein et Lévinas. Il enseigne présentement au Département de philosophie du Collège Ahuntsic à Montréal.





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