(QUÉBEC ) C’était il y a 40 ans. Dix ans après la crise d’Octobre, un jeune avocat mandaté par le gouvernement Lévesque accouchait d’un rapport fort attendu, le fruit d’une enquête méthodique qui avait duré deux ans. Ses constats servent encore de toile de fond, de « pierre d’assise » à la plupart des rappels historiques publiés depuis octobre 70.
« Je suis toujours fier de ce travail, 40 ans plus tard, c’est devenu la référence. Surtout, il n’y a pas un seul mot, pas un seul passage qui a été remis en question depuis sa publication, en octobre 1980 », laisse tomber Jean-François Duchaîne, lors d’un entretien avec La Presse. À l’époque, toutefois, il n’en menait pas large ; il se souvient, jeune procureur de la Couronne, à 27 ans, sortir du bureau du ministre de la Justice, Marc-André Bédard, avec une simple lettre lui demandant de faire la lumière sur des évènements survenus 10 ans plus tôt.
« On me demandait de faire enquête sur les corps de police, les services secrets, la police de Québec, de Montréal, sur la SQ, sur la GRC ; j’en avais plein sur les bras ! résume-t-il. Et on me demandait de le faire sans avoir le pouvoir de contraindre de témoins, simplement avec une lettre du ministre de la Justice. » Mais ces 250 pages touffues produites devraient nourrir la réflexion des politiciens souvent enclins, par automatisme, à déclencher des commissions d’enquête beaucoup plus lourdes.
Mon rapport a coûté mon salaire pendant deux ans. Mon approche a été de connaître la vérité, pas d’accuser qui que ce soit, de mettre quelqu’un dans le coin devant les caméras.
Me Jean-François Duchaîne, auteur du Rapport sur les événements d’octobre 1970
Publié en 1982, revu et augmenté cet automne, l’incontournable FLQ : Histoire d’un mouvement clandestin, de Louis Fournier, cite largement le rapport Duchaîne, ce fil conducteur se poursuit jusqu’à Mon Octobre 70, de Robert Comeau, publié il y a quelques mois. On ajoute des détails, des interventions, des explications, mais la toile de fond reste celle étalée par Duchaîne en octobre 1980.
Fin des mythes
Le premier, le rapport Duchaîne rivait le clou à des mythes tenaces, qu’on a retrouvés longtemps dans les textes qui voulaient expliquer ce qui était survenu en octobre 1970. L’hypothèse avait couru que la crise ait pu être déclenchée par des agents provocateurs, planifiée par des autorités policières ou politiques. « Nous n’avons absolument rien trouvé au cours de nos recherches qui puisse de quelque façon accréditer cette hypothèse. » Les autorités auraient-elles pu laisser survenir des projets d’enlèvement dont elles auraient eu vent ? Pas davantage, tranche Duchaîne.
Une variante de ces thèses complotistes ? Les policiers ou les politiciens ont délibérément prolongé la crise. Autre hérésie, conclut Duchaîne. « Cette hypothèse attribue aux corps policiers un machiavélisme que nous estimons tout à fait incompatible avec l’amateurisme dont nous avons accumulé les preuves. » La police de Québec ou de Montréal était incapable d’une « gigantesque falsification », poursuivait le rapport.
Pourtant, la thèse conspirationniste a eu la vie dure. Pierre Vallières l’a déjà soutenue dans L’exécution de Pierre Laporte. Le Dr Jacques Ferron, qui avait été négociateur au moment de l’arrestation de Francis Simard et de Jacques Rose, avait soutenu que la crise avait été planifiée par Ottawa et que Paul Rose était manipulé par la CIA. Même René Lévesque, dans une chronique en 1973, avait soutenu qu’il fallait se demander « si l’affaire Cross-Laporte n’était pas une opération politique visant à apeurer le Québec en se servant du FLQ comme prétexte ».
La police débordée
En octobre 1970, la police a très vite été débordée, rappelle Duchaîne dans l’entretien. Tout s’est déroulé en deux semaines. Elle recevait pas moins de 4000 dénonciations par jour, autant de coups de fil reçus affirmant que Paul Rose avait été aperçu dans la rue, ou que des mouvements suspects étaient survenus dans le voisinage. « Chaque dénonciation supposait que deux officiers se rendent en auto, prennent une déposition, puis rédigent leur rapport et le transmettent à leurs supérieurs », rappelle l’enquêteur. Chaque évènement fait l’objet d’une enquête ; sans intelligence, sans renseignement en coulisse, la police est incapable de prioriser les éléments prometteurs.
La police a été vite dépassée, incapable à l’époque de faire les recoupements que permettent désormais les moyens technologiques. Les décideurs politiques ont vite constaté les limites des corps policiers ; la demande de Québec pour le recours à la Loi sur les mesures de guerre a suivi un constat implacable ; les policiers tournaient à vide, n’avaient plus de pistes, résume Jean-Claude Rivest, proche conseiller de Robert Bourassa.
« Plus le temps passait, plus les gouvernements constataient que les policiers étaient dépassés », résume M. Duchaîne. Pourtant, rapidement après l’enlèvement de Richard Cross, les policiers ont identifié comme cible les frères Rose, de même que Francis Simard et Bernard Lortie. Mais ils étaient incapables de les épingler.
L’enquêteur constate la « stratégie intelligente » de Paul Rose qui, à partir de communiqués sur lesquels se précipitaient les journalistes, était parvenu à « amplifier l’importance » du mouvement. Rose, « qui a toujours excellé à brouiller les pistes », relate le rapport, multipliait les noms de « cellules ». Il inventera même à la fin la cellule Dieppe (Royal 22e), qui avait selon lui « exécuté » Laporte. Paul, c’était « un curé, un idéaliste », il a finalement pris la responsabilité du décès de Laporte.
Quand il rencontre pour la première fois son avocat, Robert Lemieux, en janvier 1971, Jacques Rose ne cache pas sa frustration, sa colère presque. En tentant de s’évader, d’interpeller les militaires qui se trouvaient près de la maison de la rue Armstrong, Pierre Laporte a été à la source de l’empoignade qui a entraîné sa mort par strangulation. La Sûreté du Québec avait en main l’enregistrement qui, illégalement recueilli, n’a pas été mis en preuve au procès. On était loin de l’« exécution » du ministre du Travail.
Jean-François Duchaîne ne prête pas foi aux propos de Jacques Cossette-Trudel récemment diffusés voulant que Paul Rose ait, à un moment donné, demandé à la cellule Libération d’exécuter son otage, James Richard Cross.
« Si le gouvernement maintient son attitude, vous allez devoir, je pense, tuer M. Cross », aurait dit Paul Rose, selon le souvenir de M. Cossette-Trudel. L’ex-felquiste ajoute même que Paul Rose, le leader de la cellule Chénier, avait au même moment mis son revolver sur la table.
Cette intervention serait survenue le 13 octobre 1970, lors d’une rarissime rencontre entre les deux cellules, destinée à coordonner davantage leurs actions. Dans son rapport, Me Duchaîne résume que la cellule Libération, celle de Jacques Cossette-Trudel, avait alors décidé que M. Cross ne serait pas exécuté. « Il n’est pas question d’exécution, mais il est convenu avec Jacques Cossette-Trudel que la cellule Libération gardera M. Cross et que la cellule Chénier conservera l’initiative de décider du sort de M. Laporte », écrivait M. Duchaîne dans son rapport de 1980.
Cinquante ans plus tard, Jean-François Duchaîne se dit convaincu que Cossette-Trudel exagère dans son rappel des faits. « J’ai longuement interrogé Paul Rose. Je suis convaincu que ce gars-là n’était pas quelqu’un capable de tuer de sang-froid. La mort de Pierre Laporte n’avait rien de prémédité », insiste-t-il.
Qu’a-t-on appris de plus depuis 1980 ? Des éléments « périphériques », observe Jean-François Duchaîne. On ne parlait pas alors de Nigel Hamer, ce professeur de cégep de Montréal qui avait participé à l’enlèvement de Richard Cross. Son identité était restée protégée parce qu’en l’identifiant, la police aurait grillé une de ses sources d’information. Après la crise de 70, la police de Montréal avait décidé qu’on ne la reprendrait plus au dépourvu ; « ils ont trouvé un informateur et savaient tout ce qui se passait au FLQ », qui d’ailleurs disparaîtra rapidement, observe Me Duchaîne.
Mais le limier avait encore à apprendre. Au visionnement du film récent Les Rose, il a constaté un aspect jusqu’ici insoupçonné ; la force de l’attachement familial, entre les deux frères Paul et Jacques d’abord, puis avec leur mère. « C’est là que j’ai vu la dimension familiale, que je n’avais pas perçue même si j’avais fait plus d’une dizaine d’heures d’entrevues avec Paul », conclut Duchaîne.
« Il n’y en a pas un seul du groupe qui avait une âme de criminel. C’étaient des Québécois dédiés, qui voulaient faire quelque chose pour leur cause. L’affaire a dérapé avec la mort de Laporte, c’est devenu une toute autre chose », dira Duchaîne.