Le Soir chaudronne

Chronique de José Fontaine

Depuis 40 ans, la Belgique, d'Etat strictement unitaire qu'elle était se transforme en Etat fédéral et même confédéral (la stricte équipollence des normes, le mode d'accords entre entités fédérées, leur complète liberté d'action internationale dans le domaine de leurs compétences en sont des traits saillants).

Les mutations favorables à la Wallonie dans la presse bruxelloise

Ce qui signifie que les médias dominants francophones bruxellois, autrefois les médias nationaux belges de référence, perdent de leur influence. Ils avaient autrefois une part importante de leurs lecteurs en Flandre, mais celle-ci s'amenuise au fur et à mesure que la minorité francophone flamande s'intègre au reste de sa communauté. Ils rayonnaient sur la Wallonie. Certes, les journaux régionaux wallons ont vu leurs rangs s'éclaircir, mais y demeurent deux quotidiens importants dont les tirages rivalisent avec ceux de la capitale d'autant plus que, limités autrefois à une seule région de celle-ci (Charleroi, Liège, Namur et Luxembourg...), ils la couvrent aujourd'hui toute entière. La règle d'or d'un journal régional ou local, c'est de ne jamais mettre en cause une personnalité locale sauf scandale évident. Mais vu leur «délocalisation», les journaux wallons quoique encore de moindre qualité que les journaux bruxellois, ne se positionnent plus comme des journaux locaux.

Etrange retournement, c'est maintenant la presse bruxelloise, autrefois nationale, qui devient une presse locale. Même si Bruxelles est une ville d'un million d'habitants, un quotidien bruxellois (devenu local), ou la télévision (devenue elle aussi locale), doivent, pour garder leur rang, aller voir au-delà de Bruxelles, sur le plan international, cela va sans dire, mais aussi belge (car bien des politiques importantes se décident aujourd'hui ailleurs qu'à Bruxelles). Comme leurs lecteurs sont francophones, l'intérêt de ces journaux se portera sur la Wallonie. C'est cette orientation que prend par exemple La Libre Belgique (avec de très bons journalistes ), ou encore l'hebdomadaire LE VIF qui vient de consacrer le numéro le plus important que j'aie jamais vu publier par les médias sur une histoire de Belgique d'un point de vue wallon, ce qui est très pertinent.

Les mutations défavorables

Malheureusement, il n'en va pas ainsi partout. La RTBF qui a eu longtemps des centres régionaux wallons a décidé, contre le cours de l'histoire, de les supprimer (ou de les débaptiser), à quelques exceptions près, alors qu'ils étaient des foyers culturels importants (à Liège surtout). Contre le cours de l'histoire et en dépit de leur popularité. LE SOIR qui, comme toute la presse écrite souffre mille morts actuellement, n'a nullement opéré cette reconversion. C'est traditionnellement un journal bruxellois de portée nationale et d'implantation locale. Il ne met que rarement en cause les personnalités bruxelloises, soit les dirigeants régionaux (Bruxelles tout en restant la capitale belge, n'est plus qu'une entité fédérée parmi d'autres, le siège de l'Union européenne dont les dirigeants européens sont très distants de la vie locale), ou nationaux qu'il ne met pas en cause non plus (ou très peu). Les dirigeants nationaux, c'est-à-dire dans un pays dominé par la présidentocratie, les présidents de partis politiques dont l'essentiel des activités se développent, encore pour le moment, à Bruxelles. Il faut donc que cette presse bruxelloise du "Soir", restée bruxelloise, se tourne malgré tout vers la Wallonie. Un espace réduit comme la région bruxelloise n'est pas à même de fournir à ces ogres de nouvelles que sont les médias la nourriture suffisante.

Fatalement, c'est l'espace wallon qui peut le leur fournir: scandales, catastrophes diverses, inondations, innombrables conflits politiques ou autres, accidents de la route, crimes, meurtres, assassinats, pédophilie, gloires locales devenant nationales ou internationales et autres faits divers, «divers», fatalement bien plus nombreux dans une Wallonie de 16.000 km2 et dont la population est trois à quatre fois plus nombreuses qu'à Bruxelles. Qui a aussi une histoire et se développe aussi bien dans l'espace que dans le temps.

La révolte de Libye et LE SOIR

La révolte de Libye a représenté pour LE SOIR une énorme opportunité cette semaine de développer sa tactique médiatique. D'abord, les événements du Maghreb frappent l'opinion publique européenne. On ne les aurait pas prévus il y a quelques mois sauf de rares spécialistes qui avouent d'ailleurs qu'ils ne les pensaient pas si imminents. De plus c'est vraiment tout le monde arabe qui est mis en question, ce monde au fond voisin de l'Europe et j'ajouterais quelque part aussi, notre cousin en raison (pas seulement), des traces françaises, anglaises, italiennes... en ces pays (la colonisation aussi absurde qu'elle soit, crée des liens).

Mais dans le cas de la Libye, LE SOIR s'est en outre jeté comme la pauvreté sur le monde sur le fait qu'il existe en Wallonie une fabrique d'armes dont le gouvernement wallon est l'unique actionnaire. Une occasion rêvée pour faire des Unes «sanglantes» (deux fois en trois jours), avec du sang et des douilles provenant de ces armes (qui se sont avérées d'ailleurs dater de plusieurs décennies). Cela d'autant plus que, avec la réhabilitation internationale récente (mais oui, il y a deux ou trois ans, tout l'Occident l'a ratifiée), du colonel Kadhafi, le gouvernement wallon avait donné il y a un peu moins de deux ans l'autorisation d'une vente d'armes de quelques millions d'€ à la Libye. Se promettant d'ailleurs (face aux critiques des ONG à l'époque), de renforcer encore la législation wallonne en matière d'exportations d'armes qui est déjà l'une des plus restrictives qui soit.

Lorsque le gouvernement wallon a eu la preuve que des armes avaient parfois servi dans la répression, il a demandé à l'Europe de mettre l'embargo sur la Libye et a renforcé encore la législation sur les exportations d'armes. LE SOIR ne pouvait évidemment pas rater cette occasion de s'indigner à bon compte. Alors que le souci de la Wallonie n'est pas de ceux qui l'étouffent, il a consacré deux Unes à cette question des armes dans mon pays (qui n'est pas le sien). Sans hésiter une seule seconde à les appeler clairement «wallonnes», alors que pour toutes les autres réalités où la Wallonie se distingue positivement (la musique, l'histoire, le chant, le cinéma, la littérature, le sport, la haute politique, l'enseignement, les sciences, les grandes réalisations techniques etc.), cette reconnaissance lui est bien entendu refusée selon un code subtil mis au point de longue date qui consiste à dire la ville du sportif par exemple et son identité belge, rien d'autre.

En matière d'histoire le quotidien local bruxellois a ainsi réalisé des "fiches" sur le XXe siècle qui ont réussi à ne parler que d'une seule réalisation wallonne pour ces dix décennies, la "Division" de Léon Degrelle qui fut effectivement baptisée "Wallonie" (alors qu'elle n'a jamais compté que 2 000 hommes au plus, une Division d'armée à l'époque comptant 17.000 hommes et l'armée belge légale en ayant aligné en 1940 près d'une trentaine: voir Radioscopie du Soir 2000 dans TOUDI).

Salir, salir. Salir en toutes circonstances et en toutes hypothèses. Arrive-t-il une catastrophe à Liège comme en février 2010, les services de secours démontrent-ils leur professionnalisme et leur efficacité? Qu'importe au "Soir", il se sent, lui, obligé, avec l'amabilité qui lui est coutumière vis-à-vis du pays wallon, non de faire l'éloge de ces services, mais de dire que «pour une fois», les choses se sont bien déroulées. De même ici, après avoir titraillé comme une arme enrayée contre des armes «wallonnes» (alors que d'habitude il ignore cet adjectif), le journal a vivement reproché au gouvernement wallon d'avoir réagi et pris des mesures en conséquences, pour capter la sympathie de l'opinion publique en faveur de révoltes arabes. Dont Le Soir ne se soucie lui que par strict devoir d'information? Nullement donc pour garder les lecteurs qu'il perd quotidiennement?

Quand quelqu'un «chaudronne», il s'agit d'un ennemi implacable

Les procédés du "Soir" sont ce que l'on appelle en psychanalyse «chaudronner», attitude dont le mensuel français La Recherche donne cette définition:

«Dans leur jargon d'initiés, les psychanalystes emploient le verbe « chaudronner » par allusion à l'histoire racontée par Freud dans Le Mot d'esprit et sa relation à l'inconscient : « A emprunte un chaudron de cuivre à B. Une fois qu'il l'a rendu, B fait traduire A en justice en l'accusant d'être responsable du gros trou qui se trouve maintenant dans le chaudron, et qui rend l'ustensile inutilisable. A présente sa défense en ces termes : "Primo , je n'ai jamais emprunté de chaudron à B ; secundo, le chaudron avait déjà un trou lorsque B me l'a donné ; tertio, j'ai rendu le chaudron en parfait état " ». Bref, une accumulation de dénis qui s'annulent logiquement.» (1)

Quand quelqu'un vous traite de cette manière vous savez qu'aucune entente avec lui ne sera possible. Ce qui le dérange, c'est que vous existiez. Il est évident que les ventes d'armes de la Wallonie à la Libye sont contestables et que l'on ne peut pas s'en tirer seulement en disant que si la Wallonie ne l'avait pas fait, tous les autres auraient cherché à gagner ce marché. Même si tous les autres sont en l'occurrence l'ensemble des pays européens qui ont une industrie d'armement. Mais la Wallonie est comme l'âne de la fable de La Fontaine, les quelques armes qu'elle a vendues, sans doute à tort, sont devenues aussi haïssables que les salauds qui les utilisent dans la malheureuse Libye.

Le Soir ne critique pas vraiment les politiques wallonnes. Il chaudronne. Quoique fasse la Wallonie, ce lui sera toujours insupportable. C'est à l'existence même de la Wallonie que va ce qu'il appellera évidemment son devoir d'information et son esprit critique. Alors que, dans les faits, ce qui s'exprime ici, c'est seulement son intolérance et sa haine.

(1) La Recherche

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José Fontaine355 articles

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Né le 28/6/46 à Jemappes (Borinage, Wallonie). Docteur en philosophie pour une thèse intitulée "Le mal chez Rousseau et Kant" (Université catholique de Louvain, 1975), Professeur de philosophie et de sociologie (dans l'enseignement supérieur social à Namur et Mirwart) et directeur de la revue TOUDI (fondée en 1986), revue annuelle de 1987 à 1995 (huit numéros parus), puis mensuelle de 1997 à 2004, aujourd'hui trimestrielle (en tout 71 numéros parus). A paru aussi de 1992 à 1996 le mensuel République que j'ai également dirigé et qui a finalement fusionné avec TOUDI en 1997.

Esprit et insoumission ne font qu'un, et dès lors, j'essaye de dire avec Marie dans le "Magnificat", qui veut dire " impatience de la liberté": Mon âme magnifie le Seigneur, car il dépose les Puissants de leur trône. J'essaye...





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