Nicola Sturgeon, 48 ans, est première ministre de l’Écosse depuis novembre 2014. Elle a pris le pouvoir au lendemain de l’échec d’un référendum d’autodétermination sur l’indépendance, prônée par le Parti national écossais (SNP), qu’elle dirige. Elle était en visite à Paris, lundi 18 et mardi 19 février pour, entre autres, inaugurer une représentation de son gouvernement destinée à conforter les liens avec la France dans la perspective du Brexit. Propos recueillis par Marie Charrel et Philippe Ricard.
Le « no deal » vous semble-t-il, aujourd’hui, le scénario le plus probable pour le Brexit ?
Oui, si rien ne change. Mais nous espérons que les positions de Theresa May évolueront, ou que le Parlement britannique la contraindra à le faire au cours des trois semaines à venir.
Mme May joue sur la peur d’un « no deal » — une sortie sans accord — pour faire ratifier l’accord négocié avec l’Union européenne (UE). Qu’en pensez-vous ?
La stratégie de Mme May a été profondément biaisée dès le début du processus de négociation. Le gouvernement et le Parlement de Westminster ont pris la décision d’activer l’article 50 sur la sortie avant d’avoir décidé ce qu’ils voulaient pour le Brexit ou pour la prochaine relation avec l’Union européenne. Ils ont par ailleurs contraint leurs propres marges de manoeuvre en fixant des lignes rouges, au sujet de la fin de la liberté de circulation ou de l’indépendance de la politique commerciale, qui ont rendu très difficile la possibilité d’une solution raisonnable. Le Brexit n’est pas une bonne idée. Et la façon dont les négociations se sont déroulées, avec cette mauvaise approche, a rendu son issue encore pire.
Attendre le dernier moment pour faire voter l’accord, est-ce la bonne stratégie ?
C’est beaucoup dire de considérer qu’il s’agit d’une stratégie. C’est plutôt un acte de désespoir. La première ministre est venue à bout de toutes les options. Je reconnais que d’un point de vue européen, c’est le meilleur accord qu’on pouvait espérer, étant donné les lignes rouges connues. Mais cela reste un très mauvais accord pour le Royaume-Uni.
Mme May a vu son accord rejeté et, au lieu de changer son approche, elle a décidé de jouer la montre, dans l’espoir que les gens paniquent à mesure qu’augmente la probabilité d’un « no deal ». C’est une stratégie à haut risque qui n’a aucune garantie de succès. Et même si elle réussit, cette solution va exclure le Royaume-Uni de l’UE, du marché unique, de l’union douanière, mais ne donne aucune clarté sur la relation future.
Que feriez-vous à la place de Mme May pour faire ratifier cet accord de sortie ?
Je ne soutiens pas son texte. Comme le temps s’écoule vite maintenant, elle devrait demander une extension de l’article 50, pour exclure toute perspective d’une sortie du Royaume-Uni sans accord, ce qui serait catastrophique…
Un report du Brexit pendant combien de temps ?
À voir. Cela voudrait probablement dire plus de trois mois de sursis. Dans mon esprit, ce report doit nous donner le temps de permettre un nouveau référendum, afin que les électeurs reconsidèrent le Brexit, étant donné qu’ils ont maintenant beaucoup plus d’informations que ce qu’ils avaient lors du premier vote. C’est ce que je privilégierais.
Quoi qu’il arrive, ce délai doit aussi permettre d’aller vers une nouvelle négociation, qui doit mener vers une relation beaucoup plus proche avec l’UE en cas de sortie. Si nous quittons l’UE, ce à quoi je suis opposée, le Royaume-Uni devrait rester dans le marché intérieur et l’union douanière. Cela changerait l’approche prise par le gouvernement.
Si l’accord actuel devait être ratifié, demanderiez-vous un nouveau référendum sur l’indépendance de l’Écosse ?
Il y aura un autre référendum d’indépendance. La question est de savoir quand, et je ne vais pas y répondre tout de suite. Nous devons attendre de voir quel sera le calendrier, en fonction des scénarios encore possibles : une sortie avec un accord, une sortie sans accord, ou pas de sortie du tout. Nous n’aurons pas toute la clarté, mais un peu plus de précisions sur la voie prise par le Royaume-Uni. Je crois que l’Écosse deviendra un pays indépendant. Les dernières années ont confirmé nos arguments en vue de l’indépendance.
Avec le Brexit, pour lequel nous n’avons pas voté, nous payons le prix de notre absence d’indépendance.
Que pensez-vous du filet de sécurité irlandais, dit « backstop », prévu dans l’accord avec l’UE pour éviter le retour d’une frontière dure entre les deux Irlandes ?
Tout d’abord, ce filet de sécurité est un enjeu majeur. La paix est très importante en Irlande. Pour des raisons historiques, l’idée d’un retour de la frontière n’y est vraiment pas bienvenue. Mais vous devez comprendre pourquoi le filet de sécurité est nécessaire : il l’est seulement car le Royaume-Uni veut quitter le marché intérieur et l’union douanière européenne. Si le gouvernement suivait une approche différente sur ces deux sujets, la question irlandaise n’aurait pas la résonance qu’elle a aujourd’hui.
Le filet de sécurité prévu par l’accord à ce stade sur la table donnerait à l’Irlande du Nord un statut particulier, différent de celui de l’Écosse, du Pays de Galles ou de l’Angleterre. Et cela me préoccupe naturellement en tant que première ministre de l’Écosse. Car l’Écosse et l’Irlande du Nord seront occasionnellement en compétition pour attirer les investissements. À l’avenir, si l’Irlande du Nord a une relation plus étroite avec le marché unique que l’Écosse, cela représentera un désavantage pour nous. Si l’ensemble du Royaume-Uni restait dans le marché unique et l’union douanière, cela ne serait pas le cas…
Estimez-vous que l’UE s’est parfois montrée arrogante durant les négociations ?
Il y a beaucoup de domaines où l’on peut critiquer l’UE — même si je suis une pro-européenne —, mais il serait injuste de la critiquer pour l’état de désordre dans lequel le Royaume-Uni se trouve aujourd’hui. Celui-ci est le résultat de la façon dont le gouvernement britannique a géré, ou pas géré, le processus. L’UE s’est montrée raisonnable et patiente. Elle est allée aussi loin que possible pour obtenir un accord convenable.
Sept députés britanniques viennent de quitter le Parti travailliste pour dénoncer les ambiguïtés de Jeremy Corbyn sur le Brexit. D’autres pourraient-ils suivre ?
Il est probable que d’autres députés du Labour quittent leur camp pour rejoindre ce nouveau groupe dans les prochains mois ou semaines. Beaucoup regrettent que Jeremy Corbyn ne s’engage pas fermement pour l’organisation d’un nouveau référendum.
Il n’est pas impossible que quelques tories en fassent de même. Au sein du parti, les pro-européens ne soutiennent pas l’approche de Theresa May, mais si celle-ci changeait de stratégie, ce serait les partisans d’un Brexit dur qui, cette fois, seraient mécontents. Les conservateurs sont exposés au risque de division.
Quelles sont vos inquiétudes sur le plan économique ?
La première est qu’en cas de « no deal », le Royaume-Uni, dont l’Écosse, devienne moins attractif pour les investissements étrangers. Beaucoup d’entreprises non européennes qui ont investi en Écosse l’ont fait parce que cela leur ouvre l’accès au marché unique européen. Si nous perdons cet atout, certaines pourraient décider de partir. Pour le moment, nous n’avons pas vu de départs massifs, mais il est certain que le Brexit sera déterminant dans les décisions à venir concernant les localisations d’usines.
La deuxième inquiétude concerne la main-d’oeuvre. La démographie écossaise nous impose de continuer à attirer des travailleurs étrangers. Si la liberté de circulation est suspendue, cela deviendra très difficile, à court comme à long terme. Notre taux de chômage, à 3,5 %, est déjà à un bas historique, si bien que certaines entreprises éprouvent déjà des difficultés de recrutement.
Comment vous préparez-vous au scénario d’un « no deal » ?
Nous consacrons beaucoup de ressources et de temps pour faire face à ce qui, nous l’espérons, ne se produira pas. Même si mon gouvernement n’est pas chargé de l’ensemble des aspects, notre comité gouvernemental de résilience, d’habitude sollicité pour gérer les tempêtes ou les attaques terroristes, se réunit toutes les semaines afin de passer en revue les aspects pratiques d’un Brexit sans accord et d’en limiter les conséquences. À l’exemple de l’approvisionnement en médicaments et en nourriture.
Des importations plus compliquées auraient une incidence sur les prix ou le choix de certains produits. L’alimentation est également un secteur important de notre économie, notamment avec le saumon. Si nos producteurs doivent attendre pour exporter, les implications seraient majeures.
La mise en examen d’Alex Salmond, ancien chef du SNP, pour tentative de viol, risque-t-elle d’affaiblir votre parti ?
Je ne crois pas. Je ne peux pas commenter le sujet, car une procédure pénale est en cours.