_ Maurice Druon de l'Académie française
_ [24 février 2004]
_ (Photo J. - C. Marmara/le Figaro.)
Il ne se passe guère de semaine que des lecteurs, affligés ou indignés par la dégradation progressive du français en France, ne me demandent: « Que fait l'Académie française pour arrêter ce glissement funeste? » L'un d'eux, haut magistrat, qui se dit « libéré depuis peu de la galère judiciaire », m'écrit: « Je m'étonne que la seule institution qui fasse autorité en la matière, la vôtre, ne diffuse pas, une fois l'an, une déclaration fracassante et très médiatisée aux fins de dénoncer les erreurs les plus graves de nature à précipiter l'agonie de cette langue. »
Chaque terme de cette proposition invite à commentaire. Et d'abord: « seule institution qui fasse autorité ». Cela est vrai, en principe. Les statuts donnés par Richelieu, en février 1635, à l'Académie assignaient à celle-ci pour principale fonction de « travailler à donner des règles certaines à notre langue et à la rendre pure, éloquente et capable de traiter les arts et les sciences ». Elle devait à cette fin composer en premier lieu un dictionnaire qui aurait le pas, ipso facto, sur tous autres.
Cette disposition d'importance assez comparable, dans l'histoire de la langue, à celle de l'ordonnance rendue à Villers-Cotterêts par François Ier, n'a jamais été ni abrogée ni modifiée. C'est toujours l'Académie qui est censée dire la règle en matière de vocabulaire, de grammaire, de syntaxe. Mais depuis une quarantaine d'années se sont multipliés des organismes ayant pour objet, à un titre ou un autre, la protection ou la promotion de la langue française.
Que l'Académie y ait été représentée « de droit », ce qui était manière de la prendre en otage, n'empêcha pas que ces organismes rognaient un peu son autorité. Elle n'était plus source unique de la règle. Et ne vit-on pas une excroissance du CNRS, l'Inale (Institut national de la langue française), destiné à la compilation lexicale, servir de caution à M. Jospin pour imposer, contre l'avis de l'Académie, l'aberrante, la vicieuse, l'absurde féminisation des noms des fonctions ? En desservant l'Académie au lieu de s'appuyer sur elle, les pouvoirs publics n'ont pas servi la langue.
Si mon correspondant souhaite que nous diffusions chaque année « une déclaration fracassante et très médiatisée », c'est parce que ne sont pas parvenues à sa connaissance nos décisions, mises en garde, lettres ouvertes aux ministres, adresses aux chefs du gouvernement ou de l'Etat, que nous publions au long des mois. Le nombre de celles que nous avons émises depuis vingt ans suffirait à faire un volume. Sont-elles assez « fracassantes », je ne sais. Elles sont en tout cas fermes et sévères. Le malheur est qu'elles ne sont pas reprises. Comment pourrait-on être « médiatisé » quand les médias ne s'intéressent pas à vous ? L'AFP diffuse, pas toujours, nos communiqués, et généralement en les abrégeant. Quelques journaux, très peu, y donnent écho ; la radio et la télévision jamais.
Il est bien aimable cet autre lecteur qui invite les « immortels » à sortir de leur « torpeur » et voudrait que l'Académie « engage tout son prestige dans une action énergique et efficace auprès des responsables de notre télévision ». Que veut-il ? Que nous prenions nos épées pour aller occuper les plateaux ?
Je préfère me tourner un peu solennellement vers M. Marc Tessier, que je sais homme de culture, pour lui demander s'il ne serait pas du devoir de la télévision de « service public » de réserver deux minutes par jour à une émission sur la langue. Oh ! pas en « praïme taïme » ! Nous savons trop la révérence qu'on doit à sainte Publicité, patronne de la programmation. Pourtant une grande firme pourrait s'honorer en "sponsorisant" ce court programme. Le risque serait une grève des intermittents de la parole qu'on mettrait par là devant toutes leurs erreurs et bévues.
L'Académie est lente, je le concède. L'écart moyen entre les éditions de son Dictionnaire, depuis la fin du XVIIe siècle, est de cinquante ans. Peut-être pourrions-nous procéder d'un pas plus rapide si l'on nous en fournissait le personnel et les moyens. Mais l'Académie, cela aussi il faut le savoir, est l'institution la moins bien dotée de la République. La moindre troupe de théâtre qui va tirer les sonnettes de la Rue de Valois ou de la direction culturelle du Quai d'Orsay est plus généreusement subventionnée que nous. Nous sommes des bénévoles dont les jetons de présence ne remboursent guère que nos frais de taxis.
De toute manière, il ne servirait à rien que nous sortions une édition nouvelle chaque année. Nous avons à dire l'usage, le bon si possible, et à dénoncer le mauvais. Il faut du temps, deux ou trois décennies au moins, pour reconnaître les vocables ou les extensions de sens qui se sont vraiment installés dans la langue, et mettre en attente ceux qui, apparus une saison, en sortiront peut-être la saison suivante. La vocation de notre Dictionnaire n'est pas d'être un attrape-tout, mais le dictionnaire de référence pour qui veut parler et écrire un bon français. C'est à nous qu'il appartient, séculairement, d'établir les niveaux de langage. Ces niveaux sont nombreux, et là-dessus je pense que nous sommes inégalables.
Si la définition d'un mot, d'un sens, n'est précédée d'aucune mention, c'est que ce mot ou une construction dans laquelle il entre sont recherchés, affectés, précieux, nous le signalons par litt. (littéraire) ou class. (classique). L'emploi n'en peut être que volontaire. Si le terme est vieilli, nous le mentionnons. Viennent ensuite fam., pop., vulg., triv., arg. (familier, populaire, vulgaire, trivial, argotique). Et si cela ne nous semble pas suffire nous ajoutons : « Il est déconseillé » par quoi nous avons remplacé l'expression de naguère : « Il est bas ».
Nos premiers devanciers s'étaient proposés de « nettoyer la langue des ordures qu'elle avait contractées, ou dans la bouche du peuple, ou dans la foule du Palais, ou dans les impuretés de la chicane, ou par les mauvais usages des courtisans ignorants, ou par l'abus de ceux qui la corrompent en l'écrivant, et de ceux qui disent bien dans les chaires ce qu'il faut, mais autrement qu'il ne faut. »
Cette savoureuse nomenclature pourrait fort bien se traduire, catégorie par catégorie, dans des termes d'aujourd'hui. Vaugelas avait défini le bon usage comme « la façon de parler de la plus saine partie de la Cour, conformément à la façon d'escrire de la plus saine partie des Autheurs du temps ». C'est de cette manière que l'on continua de procéder, et que nous procédons encore. Combien de fois nous demandons-nous les uns aux autres : « Ecririez-vous cela, vous ? » Et si l'on répond non, on raye. La méthode n'était pas si mauvaise puisque c'est elle qui a permis d'élever le français à cet étiage de clarté, de précision, de subtilité, d'élégance, de charme, de politesse, au vieux sens du mot, qui en a fait, longtemps, la langue universelle, celle que toute personne cultivée se devait de connaître et se plaisait à employer, de préférence souvent à sa langue nationale. Voir le fameux concours de l'Académie de Berlin, ou les dialogues des personnages de Guerre et Paix. L'Europe groupait alors les grandes puissances du monde, et le français était la langue de l'Europe.
Hélas, hélas, trois fois hélas, nous n'avons pas seulement perdu notre imperium linguistique sur la diplomatie, les sciences, les techniques, l'économie mais, parallèlement ou consécutivement, nous sommes descendus, dans l'oral comme dans l'écrit, de plusieurs niveaux de langage. Vocabulaire et syntaxe se sont dégradés, désastreusement, ignoblement. Tout s'aveulit. De même qu'après l'effondrement de l'Empire romain s'installa un bas-latin, de même, on dirait que la disparition de notre empire colonial a favorisé l'apparition d'un bas-français.
La cause en est profonde ; elle siège dans l'âme collective. Le langage est le meilleur, le plus immédiat révélateur du caractère des individus. C'est à son parler que l'on reconnaît, tout de suite, le timide, l'autoritaire, le vantard, le généreux, l'égoïste. Mais le langage est tout aussi révélateur de la mentalité générale d'un peuple. Les Français ne respectent plus leur langue parce qu'ils ne sont plus fiers d'eux-mêmes ni de leur pays. Ils ne s'aiment plus, et ne s'aimant plus, ils n'aiment plus ce qui était l'outil de leur gloire.
Le professeur de collège qui a marqué, dans le coin d'une rédaction, « Ne fais pas le malin avec ton passé défini » méritait les galères. Responsables sont les manuels, où les questions sont formulées sans respecter l'inversion de la proposition interrogative : « Tu as fait quoi ? Tu es allé où ? » Démagogie, démagogie. Que le maître ne s'étonne pas si, à parler le langage de la cour de récréation et à toujours tutoyer l'élève, celui-ci finit par lui répondre : « Tu m'emm... »
L'élocution, la prononciation, la diction sont des enseignements oubliés. Où es-tu, Quintilien, dont les préceptes servirent de base, pendant tant de siècles, à la formation de la jeunesse ? On apprenait autrefois à parler comme on doit écrire ; aujourd'hui, on apprend à écrire comme on ne doit pas parler. Les nouvelles générations bredouillent, et même les jeunes acteurs sont souvent inaudibles.
La télévision, pour sa part, est responsable de la perte de la « politesse de la langue ». Les émissions dites « de société » sont la plupart du temps des bouillies de paroles où l'on touille (re-fam.) ensemble la vulgarité, le pédantisme, les énormités grammaticales, les formulations inachevées, les faux-sens, les liaisons malheureuses et l'obscénité. Et c'est là ce qu'on a osé appeler l'école parallèle !
Un exemple de méfait vient d'être tout récemment fourni par M. Bernard Pivot dans sa fameuse « dictée » annuelle. Ah ! C'est un prodigieux organisateur de cirques littéraires que M. Pivot ; on ne peut lui contester cela, un bateleur de haute volée, un grand montreur d'ours. Il a réussi à faire se dandiner sur deux pattes, devant un micro, tous les auteurs à succès ou à demi-succès de l'époque. S'étant promu sur les écrans instituteur national, voici que, dans la grande galerie de la mairie de Paris, là où l'on reçoit les chefs d'Etat, et entouré de toutes les complaisances et de tous les sourires, il a récompensé devant la France béate les gagnants d'une dictée truffée d'argot : « elles ont la pêche, un pep d'enfer, de la tchatche... s'enrichir à tout berzingue... ces meufs très vaches... » Les « ordures » sont de retour.
La maladie égalitaire, conséquence du pire défaut français, l'envie, et moteur de toutes les révolutions, sanglantes ou non, exige qu'on aligne tout sur le bas. On a commencé par couper les têtes ; on a continué en rasant les fortunes ; on en est maintenant à décapiter le langage. Comment l'Académie française pourrait-elle, à elle seule, remonter ce courant ? Elle fait ce qu'elle peut, l'Académie. Chaque semaine elle plante quelques pieux ; elle s'efforce, à quarante bonnes volontés, d'élever des digues ; et elle assiste, désolée, à l'inondation qui recouvre les territoires de l'esprit.
Il faudrait, pour arrêter ce fléau, un grand sursaut national. Il faudrait une volonté prioritaire des pouvoirs publics, à tous étages, à partir du plus haut. Il faudrait qu'un mouvement d'opinion naquît et s'amplifiât. Il faudrait que des comités de restauration du français se formassent dans chaque ville, région ou département. Il faudrait que les candidats aux élections fussent sommés d'inscrire la défense de la langue dans leurs programmes. Il faudrait que se constituassent dans les deux assemblées des intergroupes pour le français. Il faudrait que les ministres fussent accablés d'interpellations. Il faudrait que soient imposés, dès la maternelle, des méthodes, des horaires, des exigences qui rendent place première à l'enseignement de la langue. Et en plus, ce serait sans aucune incidence budgétaire !
Il faudrait qu'une commission des manuels écartât ceux qui préconisent les relâchements. Il faudrait que les instituts de formation des maîtres fussent réformés. Il faudrait que dans le secondaire fussent dispensés des cours d'étymologie grecque et latine afin que les lycéens, et particulièrement ceux des filières scientifiques, apprissent le sens des mots. Il faudrait que les familles où l'on sait encore à peu près parler fassent des remontrances aux maîtres dont la parole se laisse aller. Il faudrait que les directeurs de journaux, accablés de courriers signalant toutes les fautes commises dans leurs colonnes, engageassent des correcteurs plus compétents et plus vigilants. Il faudrait que le Conseil supérieur de l'audiovisuel, doté de pouvoirs spéciaux, plaçât des observateurs du langage auprès des chaînes de radio et de télévision, et pût distribuer éloges et blâmes publics, allant jusqu'à interdire de soutiens publicitaires les émissions trop offensantes pour l'honnêteté de la langue.
Mais il faudrait, d'abord, pour tout cela, que les Français se remissent à aimer la France. Si chevillée que soit en moi l'espérance, il y a des moments où je me prends à en douter.
« Aimable -autorisation - Copyright Le figaro/ M. Druon - février 2004 »
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Montréal, le 3 mars 2004
Monsieur MAURICE DRUON
_ Académie française
_ 23, quai de Conti
_ 75006 Paris
_ France
Objet : Non-assistance à langue en danger
Monsieur,
Je viens de prendre connaissance de l’article que publiait récemment Le Figaro, dans lequel vous déploriez la piètre situation du français. Votre intervention m’a d’autant plus touché que je venais moi-même, il y a tout juste deux mois, de m’adresser directement au Président de la République pour lui faire part de mes plus vives inquiétudes à ce sujet, et lui demander d’assumer en conséquence les responsabilités qui sont les siennes. Je me permets d’ailleurs de joindre une copie de cette lettre à la présente. Dans une courte réponse, le Chef adjoint de cabinet à l’Élysée m’assurait que mes « réflexions (avaient) été examinées avec toute l’attention requise », et que mon courrier était transmis « au Ministre de la Culture et de la Communication afin qu’il en prenne connaissance ».
Vous comprendrez aisément tout ce que ma démarche pouvait avoir d’extraordinaire pour moi, Français de naissance, naturalisé Canadien, et vivant depuis plus de cinquante ans en Amérique du Nord, aux toutes premières loges de l’assimilation. La profondeur de mon enracinement culturel, la conscience de la force d’attraction de l’autre culture, et mon exposition constante au danger ont sans doute aiguisé chez moi des réflexes de survie que la sécurité (pourtant bien précaire, on le voit) de l’histoire, des frontières, des institutions, des us et des coutumes, n’a pas développé autant chez les Français vivant en métropole.
Tout en me réjouissant de votre intervention et de sa coïncidence avec la mienne, je ne peux que vous faire part de ma très grande tristesse devant le constat d’impuissance que vous semblez dresser. Si la confiance est ébranlée
au coeur même de la citadelle, quel espoir reste-t-il aux simples mortels ?
Je sais pourtant par ma propre expérience, celle d’un francophone poussé jusque dans ses derniers retranchements par l’omniprésence de l’anglais, par cet espèce d’avachissement de l’esprit qui semble l’accompagner, et par cette tendance toujours plus grande au laisser-aller que vous dénoncez si pertinemment, que non seulement le combat est nécessaire, mais que la victoire est possible. C’est un combat que les francophones d’Amérique mènent tous les jours, et qu’ils gagnent à chaque jour, depuis 1763.
Mais c’est à la France et aux Français qu’il appartient au premier chef de le livrer. C’est pourquoi je vous adjure de ne pas baisser les bras.
Vous évoquez dans votre article la pléthore de mises en garde que l’Académie aurait servies aux diverses instances depuis plusieurs années, et le peu d’intérêt, voire l’indifférence, avec lesquelles elles auraient été accueillies. Pour être moi-même un professionnel des communications, permettez-moi de vous exprimer toute ma surprise.
Quelqu’un, quelque part, n’a pas su communiquer l’ampleur du danger, sa gravité, son imminence, l’urgence d’agir, et les conséquences de ne pas le faire. Il est surtout très étonnant que les membres de l’Académie, disposant tous individuellement de réseaux leur donnant un accès sans pareil à tous les centres de pouvoir et de décision que la France peut compter, n’aient pas orchestré une campagne de mobilisation sans précédent en faveur de la langue française. C’est peut-être une approche plus nord-américaine que française, j’en conviens. Mais il n’y a rien de mal à imiter les Américains dans ce qu’ils savent faire le mieux. À ne pas se servir de l’autorité et du prestige que lui confère son statut unique, l’Académie française ne risque-t-elle pas de perdre les deux ?
La défense et l’illustration de la langue française sont plus que jamais de mise. Il n’est pas un seul enjeu qui ait en ce moment plus d’importance pour la France que l’intégrité de la langue française. Sa survie même en dépend.
J’ose espérer que vous voudrez bien me pardonner un ton qui pourra vous paraître impertinent, et auquel vous n’êtes sans doute pas habitué. L’éloignement amène parfois à voir, et à dire, les choses différemment. Sachez seulement que mon attachement à la langue et à la culture françaises sont indéfectibles, et que je vous sais gré de les avoir illustrées si brillamment.
Veuillez accepter, Monsieur Druon, l’expression de mes sentiments les plus respectueux.
Richard Le Hir
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Réponse de M. Druon
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LE FRANC-PARLER
Non-assistance à langue en danger
Échange de correspondance entre Richard Le Hir et Maurice Druon
Chronique de Richard Le Hir
Richard Le Hir673 articles
Avocat et conseiller en gestion, ministre délégué à la Restructuration dans le cabinet Parizeau (1994-95)
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