Nous devons « reprogrammer » l’arrivée de l’été...

Tribune libre 2008

« Lorsque Zeus, après les solstices, a accompli soixante jours d’hiver, la
constellation d’Arcture, quittant le cours sacré de l’Océan, commence à
apparaître, toute brillante, à l’entrée de la nuit. Bientôt après,
l’hirondelle à la plainte aigüe, fille de Pandion, s’élève vers la lumière,
tandis que commence, pour les hommes, le printemps nouveau. Avant son
arrivée, tailler la vigne, c’est le meilleur moment… »
Hésiode, Les travaux et les jours


***
Les faits : deux tempêtes de neige avant l’arrivée de l’hiver. De –15 à 7
degrés celsius en 24 heures, en décembre. Le dixième anniversaire de la
tempête de verglas. Après des tremblements de terre et un froid sibérien,
10 degrés sont annoncés pour le 6 janvier 2008. Des records sont à prévoir
et de grandes variations commencent à inquiéter certains animaux de la
planète...
Allons-y d’une hypothèse aussi audacieuse, farfelue que renversante : si
les changements climatiques continuent de s’imposer comme une réalité
probable et que le climat se réchauffe toujours plus, alors il faudra
peut-être ajuster notre calendrier. Car si le début des chaleurs se produit
en mars, nous devons « reprogrammer » l’arrivée de l’été, celle-ci ne
correspondant plus à la sensation habituelle de chaleur associée au
solstice du 21 juin. De telles considérations intempestives, à première vue
farfelues, montrent la nécessité de réfléchir à nouveau sur les rapports
entre l’éternité, les lois des astres, les saisons, les calendriers et la
sensation de chaleur intense que nous, animaux, ressentons de plus plus tôt
ou de plus en plus tard selon la perspective.
Qu’est-ce qu’un calendrier ?
Du mot calendarium renvoyant aux « calandres » (chez les Romains, ce sont
les premiers jours de chaque mois servant d’échéance des dettes), le
calendrier est à comprendre comme une programmation dans le temps. Le
calendrier appartient à la chronologie en posant un cycle temporel qui
inclut le futur, une dimension du temps qui n’est pas encore. S’il existe
plusieurs types de calendrier (julien, grégorien, révolutionnaire,
astronomique, etc.), le propre du calendrier est de rendre compte des
cycles, que ce soit celui des astres ou celui des saisons. La calendrier
était compris, chez les Anciens du temps d’Hésiode, en rapport avec
l’éternité - le cycle parfait et éternel des astres divins. Depuis lors,
l’intérêt du calendrier n’est pas tant dans la prévision de dates, ce qui
se fait automatiquement quand le critère du cycle est retenu, mais dans le
fait qu’il puisse un jour tomber dans la désuétude, c’est-à-dire devenir
inutile. Et les calendriers servent d’abord aux hommes.
Histoire de calendriers, histoire de changements
Notre calendrier est grégorien. Il s’agit du calendrier julien réajusté et
imposé par Grégoire XIII en 1582. Solaire comme le précédent, il se base
sur la révolution de la terre autour du soleil en 365 jours de 24 heures,
chacune d’elle étant constituée de 60 minutes de 60 secondes. Parce qu’il
est de 365, 2422 jours par an, on doit alors ajouter une journée bisextile
tous les quatre ans afin de préserver l’équilibre du cycle. Le cycle
complet est de 400 ans, c’est-à-dire trois siècles constitués de 24 cycles
juliens (365 jours) et d’un siècle constitué de 25 cycles juliens (366
jours). On l’oublie souvent, mais le calendrier astronomique universel a
toujours un point de départ religieux : il relève de l’ère chrétienne,
voilà pourquoi le point central est Anno Domini, la naissance du Christ,
qui est l’année 1.
Cependant, le calendrier doit être ajusté s’il ne correspond pas aux
cycles astronomiques. L’année 1 avant J.-C. correspond à l’année 0 dans le
système astronomique (UTC). Si l’on ne fait pas d’ajustement, il se produit
un décalage et la fête de Pâques, par exemple, datée au 21 mars (équinoxe
du printemps), peut remonter jusqu’au 10 mars (réel) sur un millénaire.
Or ce calendrier a peiné pour s’imposer. Adopté par Rome en 1582, il fut
lentement imposé au Canada entre les XVIe et XIIIe siècles. Il fut adopté au
Japon en 1873 et en Grèce en 1924. Cela signifie qu’il existe des pays qui
utilisent deux calendriers, le grégorien (occidental), mais aussi le leur,
celui que prescrit la religion nationale. On notera que la Révolution
française a tenté d’imposer en 1793 un calendrier « républicain » (laïque),
mais sans succès. L’originalité de ce celui-ci consistait entre autres à
proposer non pas 7 jours par semaine, mais dix (décade) parce qu’il se
voulait construit sur le système métrique. Le calendrier républicain a été
abandonné dès 1806 en raison des problèmes d’uniformité qu’il provoquait.
Cela compris, revenons à notre problème : la température extérieure
correspond de moins en moins à ce que notre calendrier nous a enseigné et
l’hirondelle, comme le veut le proverbe, ne fait plus le printemps. Notre
calendrier est-il désuet ?
Calendrier désuet ? D’où viendra l’ajustement cette fois-ci ?
Pour baliser la question, on rappellera qu’un calendrier est utile quand le
cycle qu’il propose est accepté par tous et qu’il recèle une signification
pour la vie pratique des utilisateurs. Or comment vivre avec notre
calendrier grégorien actuel si les saisons connaissent le désordre, comme
dit le poète, si les changements climatiques bouleversent les saisons et
que les saisons elles-mêmes semblent réclamer un nouveau calendrier ? À ce
compte, le calendrier de quelques communautés autochtones, programmé sur 6
saisons, est peut-être devenu, à certains égards, plus pertinent que le
nôtre…
Si l’hiver arrive, sensiblement évidemment, avant le 21 décembre et que le
printemps, sans hirondelle, se montre en janvier, notamment dans le
phénomène du verglas, l’on est en droit de se méfier de notre calendrier,
fut-il basé sur l’Anno Domini. Car si, en raison des chaleurs, les érables
coulent deux ou trois fois entre janvier et avril, que signifiera le temps
des sucres ? Que signifieront les quatre saisons de Vivaldi si le temps
vécu les contredit sans cesse ? Les hommes ne peuvent pas déjouer les
cycles et, inversement, ils deviennent vulnérables lorsqu’ils veulent
sortir des grands cycles qui constituent leur histoire. Si les cycles ne se
reconnaissent plus, les hommes (qui ne perçoivent le monde qu’à partir des
sens, de leur horloge et de leur thermomètre internes) deviennent plus
vulnérables, car leur interprétation, qui exige la continuité, est vouée à
l’instabilité des changements.
Comme questions fondamentales découlant de cette réflexion sur les effets
des changements climatiques sur les cycles humains, on pourra se demander
d’où viendra l’ajustement ? Faut-il forcer les saisons à entrer dans le
calendrier, qui est par essence inflexible ? Ou, au contraire, faut-il
forcer le calendrier à s’adapter au changement ? Ou encore, faut-il que les
hommes, au risque de se perdre eux-mêmes dans les changements de saison,
tentent de vivre en discontinuité avec leurs perceptions sensorielles ?
Que signifieront nos fêtes ?
L’autre question susceptible de tenailler l’interprète des cycles est la
suivante : que signifieront nos fêtes si le calendrier connaît le désordre
? Est-il encore pertinent de fêter Noël, dans les pays nordiques, sous la
pluie ? Si la première bordée de neige arrive en septembre, est-ce que
l’attendue cueillette des pommes gardera le même sens ? Passerons-nous
l’halloween en costume s’il fait 30 degrés celsius à l’ombre ?
La pensée aérienne appliquée au dérèglement
Certains s’élèveront rapidement contre ce type de réflexion. Ils diront
que ces considérations sont vaines, car les voies de Dieu sont
impénétrables. D’autres seront fiers de rappeler que si les cycles
devancent les hommes, alors le réchauffement planétaire actuel n’a rien à
voir avec le comportement de plus de sept milliards d’humains qui
consomment toutes les ressources disponibles au mètre carré. Selon certains
scientifiques, il fera dans un siècle ou bien trop chaud ou bien trop
froid, alors pourquoi se formaliser ? Les pragmatiques ajouteront que la
question des changements, si elle existe, tout compte fait, ne concerne que
les agriculteurs et personne d’autres… Les plus scientistes seront fiers de
relever que le calendrier astronomique fonctionne sans les sens et que la
terre tourne encore… Or, vu le niveau de réflexion, il est à craindre que
les disciples de l’aérien ou l’adepte du scaphandrier, peu sensible au
réel, précise que si la Terre est trop chaude et que les saisons sont
mélangées, il reste encore le fond des mers ou la surface de la lune où,
finalement, ces bouleversements climatiques seront moins perceptibles…
Réflexion urgente sur le « décyclement » des cycles
Face à des réflexions aussi difficiles, il importe de poser le problème
autrement : que penser des effets du dérèglement des cycles sur la vie des
hommes ? Si tous les animaux vivent en regard des cycles, que les hommes
sont des animaux, alors nous en conclurons que les hommes sont sujets aux
cycles. Mais comment interpréter une vie sans cycles reconnaissables ou
sensibles ? Comment vivre une année sans saison ? Comment interpréter une
grossesse sans étapes ? Peut-on penser une fin sans un début identifiable
?
Contre les petites fins du monde…
Le but de ces jeux d’imagination n’est pas d’affoler l’animal humain
sensible, individualiste et matérialiste, mais de rappeler que
l’interprétation de l’avenir nécessaire aux hommes sera plus difficile si
les cycles naturels ne se reconnaissent plus. La fin du monde, qui n’est
jamais individuelle, n’est pas la rencontre d’un météorite, d’un tsunami ou
d’ouragan, fut-il américain, c’est bien plutôt l’incapacité de prévoir le
temps qu’il fera demain…
Dominic DESROCHES
Département de philosophie / Collège Ahuntsic
-- Envoi via le site Vigile.net (http://www.vigile.net/) --

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Dominic Desroches est docteur en philosophie de l’Université de Montréal. Il a obtenu des bourses de la Freie Universität Berlin et de l’Albert-Ludwigs Universität de Freiburg (Allemagne) en 1998-1999. Il a fait ses études post-doctorales au Center for Etik og Ret à Copenhague (Danemark) en 2004. En plus d’avoir collaboré à plusieurs revues, il est l’auteur d’articles consacrés à Hamann, Herder, Kierkegaard, Wittgenstein et Lévinas. Il enseigne présentement au Département de philosophie du Collège Ahuntsic à Montréal.





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