LE SOLEIL - RÉFLEXION

On ne change pas l'histoire par décret

17. Actualité archives 2007

Un comité du Congrès américain a voté un projet de loi reconnaissant le génocide arménien ce qui a provoqué un mécontentement des Turcs et une crise diplomatique — espérant qu'elle soit passagère — entre les deux pays alliés.
On se demande quels chemins sinueux l'histoire avait empruntés pour tomber entre les mains des non-spécialistes. Et l'on est, en conséquence, surpris du fait que l'histoire, autrefois une responsabilité des historiens, est aujourd'hui une affaire politique dont les parlementaires discutent le sens et l'essence.
Les politiciens, qui ont assez d'orgueil pour décider de ce que doit être l'histoire, s'octroient, de nos jours, le droit de décider de ce qu'elle était ou de ce qu'elle devait être. Les décideurs, comme par miracle, sont devenus des narrateurs. La division du travail est partout une loi sacrée, immuable ou presque, sauf pour les puissants qui piétinent sur ce qui doit être de la compétence des intellectuels et des scientifiques.
Gérer la mémoire des autres
La vérité est, ainsi, politisée. La vérité historique n'est plus, de la sorte, dans les faits et les évènements qui la racontent. Elle est tributaire de la décision politique. L'État, cette institution qui doit gouverner les hommes, gouverne aussi leur mémoire. Et quand on est une puissance nucléaire, économique et diplomatique, on gère aussi la mémoire des autres.
Il s'ensuit que l'historiographie, qui est une narration bien définie dans sa méthode et ses outils, est inutile parce que l'investigation documentaire, l'archivage et même les témoignages oraux ne sont d'aucune valeur sans une homologation politique.
Faire le travail des autres sans être poussé par une morale altruiste, c'est faire des chômeurs. Et sans verser dans trop de pessimisme, l'avenir s'annonce noir pour les historiographes. Les politiciens qui se font historiens condamnent ces derniers au désoeuvrement.
L'historien qui avait jadis l'autorité de la vérité puisée dans les faits, se voit aujourd'hui désarmé. Souvenons-nous de ce que disait ce grand jésuite, R. P. Louis Castel (1688-1757) dans son Optique des couleurs : «La méthode des faits, pleine d'autorité et d'empire, s'arroge un air de divinité qui tyrannise notre créance, et impose à notre raison. Un homme qui raisonne, qui démontre même, me prend pour un homme : je raisonne avec lui; il me laisse la liberté du jugement; et ne me force que par ma propre raison. Celui qui crie voilà un fait, me prend pour un esclave.» C'est ainsi que les historiens, autrefois maîtres par cette même autorité des faits, se voient réduit à l'état d'esclavage à cause des politiciens.
À quoi sert de raconter une vérité historique, dont la véracité est susceptible d'une ratification administrative? Quelle est la valeur d'un récit qui, au lieu de traduire fidèlement des événements historiques, n'exprime qu'une décision parlementaire? On ne change pas la mémoire d'une nation par décret. La réalité objective du passé ne doit pas être l'objet des jugements subjectifs des décideurs politiques, mais le terrain d'une investigation scientifique dépouillée de toute sensibilité partisane. Autrement, on risque d'avoir une histoire de gauche et une telle autre de droite.
Hypertrophie du pouvoir politique
Ce projet de loi voté par ce comité du Congrès n'est qu'un exemple illustrant cette hypertrophie du pouvoir politique. Et on n'a nullement l'intention de prendre parti dans cette controverse qui, répétons-le, est de la compétence des historiens. Mais l'on veut s'inscrire, par là, dans la même perspective des épistémologues qui aspirent à libérer la science, ainsi que tout autre savoir, de l'idéologie, des convictions religieuses et politiques ; qui militent pour une science scientifique, épurée de toute adhésion morale ou sentimentale.
L'on ne peut enfin qu'exprimer le vœu que la médecine, la physique, la chimie échappent au malheureux destin de l'historiographie ; sinon, un jour, les postulats mathématiques ne puiseront leur validité que dans la volonté capricieuse de nos politiciens.
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Mohamed El Boutakmanti
Doctorant en philosophie

Université Laval
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