Depuis plus d’une décennie, la politique des États-Unis conduit à une nouvelle Guerre froide avec la Russie. Si elle venait à être déclarée, cette guerre serait plus dangereuse que celle qui a opposé les USA et l’URSS pendant 40 ans. Quels que soient les critères qu’on lui applique, la nouvelle Guerre froide – ou le prolongement de l’ancienne – est maintenant au-dessus de nos têtes et les récents événements montrent bien quels en sont les dangers.
Dans le cadre des sanctions dont la phase actuelle a été initiée de façon peu judicieuse par le Président Obama en décembre 2016, l’administration Trump a séquestré plusieurs propriétés diplomatiques détenues par la Russie aux États-Unis. Ce qui s’est passé au consulat russe de San Francisco n’a pas de précédent. En violation des traités internationaux et bilatéraux ainsi que des normes générales de l’immunité diplomatique, les agents de sécurité étasuniens ont pénétré dans le bâtiment du consulat et l’ont perquisitionné. Le Président Poutine est mis sous pression chez lui pour réagir de « façon appropriée ». S’il ne le fait pas, l’inconcevable peut devenir possible : une totale rupture des relations diplomatiques entre les deux superpuissances du monde. (On se rappelle que Washington a refusé de reconnaître formellement la Russie soviétique pendant 15 ans, jusqu’à ce que le Président Franklin Roosevelt le fasse en 1933.)
À l’origine de cette quasi-suspension de la diplomatie étasunienne à l’égard de la Russie, il y a l’allégation – formulée par la réunion de plusieurs agences de renseignement dans une analyse publiée en janvier 2017 – selon laquelle Poutine aurait donné l’ordre de pirater le Comité du Parti démocrate (DNC) pour rendre publics les courriels susceptibles de saper la candidature d’Hillary Clinton et renforcer celle de Donald Trump. Bien qu’elle fasse toujours foi dans l’establishment politico-médiatique, cette analyse a été sérieusement remise en doute, en partie parce qu’elle ne contient aucune preuve vérifiable. En fait, certains experts estiment que le détournement des courriels du DNC n‘était pas dû à une opération de piratage à distance, mais à une fuite interne. (On peut se référer à l’intéressante confrontation des avis d’experts qui ont été mis en ligne le 1er septembre sur le site The Nation.com et que les médias grand public ont tout simplement ignorés).
Mais une deuxième allégation a été portée contre Poutine sur la base de l’analyse des agences de renseignement de janvier 2017, à savoir que cette « attaque portée contre la démocratie américaine » et qualifiée de « Pearl Harbor » politique, n’était qu’un élément de sa campagne internationale visant à « déstabiliser la démocratie » dans le monde, y compris dans les pays européens de l’OTAN. Malgré les rapports officiels de France et d’Allemagne selon lesquels le Kremlin n’a pas joué un rôle nuisible dans leurs élections, les journalistes et les politiciens américains, y compris de tendance libérale et progressiste, continuent d’insister sur le fait que Poutine est « en guerre » contre les démocraties européennes avec pour but de les « déstabiliser ». Ils le font soit pour renforcer « la résistance contre Trump », soit pour des motifs idéologiques qui relèvent de la russophobie, soit encore par besoin de diaboliser Poutine.
Aucune preuve historique ni aucune logique politique n’a été avancée pour justifier une mise en accusation aussi radicale de Poutine. Et pour cause :
- Poutine a accédé au pouvoir en l’an 2000 avec pour mission de reconstruire, moderniser et stabiliser la Russie qui, dans la décennie qui a suivi la fin de l’Union soviétique, s’est trouvé réduite à un état de quasi-anarchie et de misère généralisée. Il y est parvenu, dans une large mesure, en développant de bonnes relations politiques et des relations économiques profitables avec l’Europe démocratique, notamment grâce au commerce fondé sur l’économie de marché.
- La plus grande partie de son succès et de la popularité dont il jouit dans son pays, en tant que leader de la Russie pendant les 13 ans qui vont jusqu’à la crise ukrainienne de 2014, est basée sur l’expansion sans précédent des relations économiques de la Russie avec l’Europe et, dans une mesure moindre, avec les États-Unis. Pour prendre un exemple, la Russie a permis de couvrir un bon tiers des besoins en énergie de l’Union européenne, tandis que des milliers de producteurs européens, dans les domaines agricole et industriel, ont trouvé de vastes débouchés dans la Russie de Poutine, tout comme les Américains avec leur industrie automobile et leurs chaînes de fast food. Pas plus tard que 2013, le Kremlin employait une société américaine de relations publiques et recrutait Goldman Sachs pour aider la Russie à se faire une réputation de place sûre et profitable pour les investissements occidentaux.
- De plus, une grande partie de la fortune des oligarques russes, qui est censée constituer la base de la puissance de Poutine, a été investie hors des limites du pays, y compris en Europe occidentale, au Royaume-Uni et même aux États-Unis. Pour donner un exemple, le club de baseball des Nets de New York et son stade de Brooklyn appartiennent à l’un des oligarques les plus riches de Russie, Mikhaïl Prokhorov.
- Dans le même temps et jusqu’en 2014, Poutine s’est fait une place de partenaire à part entière parmi les leaders européens et même américains, en entretenant de bonnes relations de travail avec le Président Bill Clinton et (dans un premier temps) avec le Président George W. Bush.
Pourquoi donc Poutine voudrait-il déstabiliser les démocraties occidentales, qui ont financé de façon substantielle la renaissance de la Russie à la fois sur le plan interne et comme grande puissance à l’étranger, tout en l’acceptant comme leur partenaire légitime ? De toute évidence, ce n’est pas ce qui motive Poutine. En effet, dès l’origine, dans ses nombreux discours et écrits, que peu de journalistes américains se donnent la peine de consulter, il a constamment prêché la nécessité de la stabilité, aussi bien dans son pays qu’à l’étranger.
Les critiques acharnés de Poutine avancent les éléments suivants pour justifier leur argumentation selon laquelle il aurait été depuis longtemps « anti-américain » et « anti-occidental » :
- Il s’est opposé à l’invasion de l’Irak par les troupes américaines, mais on sait que l’Allemagne et la France ont fait de même.
- Il a fait une guerre éclair en 2008 dans l’ancienne république soviétique de Géorgie, mais une enquête européenne a montré que cette guerre a été lancée par le président de la Géorgie d’alors.
- Poutine a été accusé à plusieurs reprises d’avoir ordonné l’assassinat de journalistes et d’opposants politiques, mais aucune preuve (ni logique) n’a été produite à l’appui d’aucune de ces accusations, sauf le fait qu’elles émanaient de ses ennemis politiques.
- Poutine est accusé de poursuivre en Russie un certain nombre de politiques qui ne sont pas d’inspiration occidentale et sont jugées par conséquent anti-occidentales. Si l’on partageait ce point de vue, tous les « amis » et alliés de l’Amérique devraient mettre leur horloge à l’heure de l’Amérique aussi bien du point de vue historique que politique et social et partager avec elle son appréciation de ce qui est « correct ». Poutine réplique par le principe de « souveraineté », applicable sur le plan de la nation et de la civilisation. Chaque nation doit trouver sa propre voie à l’intérieur de ses propres traditions historiques et selon le niveau de consensus social. De plus, son concept de « souveraineté » le prédispose négativement à l’égard d’une intrusion flagrante dans la politique d’autres pays, contrairement à l’idéologie communiste qui a influencé les leaders soviétiques jusqu’à l’arrivée au pouvoir de Mikhaïl Gorbatchev en 1985.
Pour résumer, si Poutine avait quitté ses fonctions avant 2014, il l’aurait fait avec la réputation d’avoir été, pour le moins en Russie, un leader « pro-occidental ». Et il n’a généralement pas trahi cette réputation, ceci malgré l’avancée de l’OTAN jusqu’aux frontières de la Russie, malgré les politiques de « regime change » dans les pays limitrophes et malgré la critique permanente entretenue dans les hautes sphères du renseignement russe selon laquelle il se fait des « illusions au sujet de l’Occident » et est trop « mou » dans ses relations avec l’Ouest, notamment avec les États-Unis.
Tout a changé avec la crise ukrainienne de 2014, suite à laquelle Poutine a annexé la Crimée et soutenu les rebelles du Donbass dans la guerre civile ukrainienne qui s’est ensuivie. C’est à partir de ce moment qu’a été lancée l’allégation fracassante selon laquelle Poutine aurait cherché à mettre partout la démocratie en péril pour s’en prendre finalement à l’élection présidentielle de 2016. Il y a deux versions conflictuelles et par conséquent deux explications à ce qui s’est passé en Ukraine en 2014 :
- Selon la première version, Poutine est intervenu sans se gêner dans le débat démocratique interne ukrainien sur la question de savoir si le président en place Viktor Ianoukovitch, devait signer un accord de partenariat économique avec l’Union européenne. Quand Ianoukovitch a demandé un délai pour prendre cette décision, Kiev a été le théâtre de manifestations de masse qui ont amené le président à fuir le pays en février 2014. Poutine s’est ensuite emparé de la Crimée et a poussé les rebelles de l’Est de l’Ukraine à empêcher le nouveau gouvernement de rejoindre l’Occident – l’Union européenne et si possible l’OTAN.
- Selon la deuxième version, soutenue par les faits, Poutine a constaté que les manifestations – à l’origine pacifiques – dégénéraient en mouvements de rue violents et armés, qui avec l’appui de l’Occident ont chassé de son poste le président de l’Ukraine élu constitutionnellement. Le gouvernement ultra-nationaliste et anti-russe mis à sa place a lancé des menaces contre les Russes de souche dans l’Est de l’Ukraine ainsi que contre la base navale russe en Crimée et la population majoritairement russe de cette province. Dans ces circonstances, qui se sont imposées à lui, Poutine n’avait pas le choix et a agi comme l’aurait fait pratiquement tout leader du Kremlin.
- Il faut rappeler un épisode vital mais oublié qui a pris place au milieu de la crise de février 2014 à Kiev. Les ministres des affaires étrangères de trois pays de l’UE (France, Allemagne, Pologne) ont permis la conclusion d’un compromis pacifique entre le Président ukrainien et les leaders des partis des insurgés. Ianoukovitch a admis la tenue d’une élection présidentielle anticipée et la formation d’un gouvernement de coalition avec les leaders d’opposition pendant l’intérim. En bref, une solution pacifique était trouvée à la crise. Dans une conversation téléphonique, le Président Obama a déclaré à Poutine qu’il soutiendrait cet accord, mais celui-ci est mort en l’espace de quelques heures quand il a été rejeté par les forces ultra-nationalistes descendues dans la rue et occupant les bâtiments. Ni Obama, ni les ministres européens n’ont fait une tentative pour sauver l’accord. Au contraire, ils se sont totalement rangés aux côtés du nouveau gouvernement qui est venu au pouvoir par une violente révolte de rue.
- Qui donc, demande Cohen, a « déstabilisé » ce qui restait de la démocratie ukrainienne, si imparfaite et corrompue fût-elle, et pourtant légitime et constitutionnelle : Poutine ou les leaders occidentaux qui ont laissé tomber l’accord qu’ils avaient eux-mêmes négocié ?
La suite qui appartient maintenant à l’Histoire nous rapproche de plus en plus d’une nouvelle et dangereuse Guerre froide. Elle nous plonge aux États-Unis dans le « Russiagate », avec ses allégations dénuées de preuve et de logique et nous confronte à San Francisco à des violations sans précédent de l’ordre diplomatique, sans parler de ce qui peut arriver de pire. L’Amérique est plus proche de la guerre avec la Russie qu’elle ne l’a jamais été, certainement depuis la crise des missiles de Cuba en 1962. Et pourtant, les pourfendeurs de Poutine et autres russophobes, les forces puissantes qui dans les hautes sphères du pouvoir ont un intérêt géopolitique et financier à l’escalade de la Guerre froide, tous continuent de pousser à la roue, en compagnie des libéraux et des progressistes qui veulent « faire la peau de Trump à tout prix ». Ils pourront tourner en dérision mon analyse de la situation, alors que celle-ci est basée sur des faits historiques et politiques avérés, ce dont ils ne peuvent pas se prévaloir, et sur un souci plus profond qu’ils n’en éprouvent eux-mêmes de ce qu’est la véritable sécurité nationale américaine.
Stephen F. Cohen
Traduit par Jean-Marc, relu par Cat pour le Saker francophone
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