Quand il n'y a plus personne de « normal »

« Le meilleur des mondes » à l'horizon ?

Tribune libre

Je viens de lire un article de la Gazette du 27 juillet 2010 intitulé « Mental health experts ask: Will anyone be normal? ».
Selon certains experts, la nouvelle édition du « Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders » (DSM V), qui sera publiée en 2013, risque de sérieusement miner le concept de maladie mentale en étiquetant des personnes jadis jugées saines d'esprit comme souffrant d'une maladie mentale et nécessitant une médication.
Les maladies mentales sont définies en fonction d'un comportement « normal ». À ce propos, la psychologue Marie Crowe affirme : « The definition and criteria for mental disorder are based on assumptions about normal behaviour that relate to productivity, unity, moderation and rationality. The influence of this authoritative image of normality pervades many areas of social life and pathologises experiences that could be regarded as responses to life events ». Les personnes s'écartant de cette conduite jugée « normale » sont reconnues comme souffrant d'une quelconque maladie mentale. Le psychiatre Thomas Stephen Szasz affirme à cet égard : « We call people mentally ill when their personal conduct violates certain ethical, political, and social norms ». L'homosexualité est un bon exemple. Autrefois considérée comme un comportement anormal, déviant et immoral, elle était classifiée comme une maladie mentale dans le DSM II de 1968.
Les personnes diagnostiquées comme souffrant d'une maladie mentale sont ensuite traitées par une médication appropriée. Et ces médicaments deviennent « des instruments de socialisation, voire de mise en conformité ». Dans son avis de 2009 (« Avis : Médicaments psychotropes et usages élargis : un regard éthique »), la Commission de l'éthique de la science et de la technologie affirme :
« La normalité peut aussi correspondre à un jugement social ou subjectif. Les comportements qui s’écartent des attentes sociales sont alors évalués de façon positive ou négative. Ainsi, le « fonctionnement normal » est une question sociale en constante redéfinition. De même, ce ne sont pas uniquement les caractéristiques biologiques qui définissent ce qu’est une maladie ou qui déterminent son importance dans la société, mais aussi les normes et les valeurs. Plusieurs groupes d’acteurs interviennent lorsqu’il est question de définir ce qu’est la « maladie » […] Normalité et norme sont intimement liées : une normalité sociale ou axiologique (basée sur les valeurs) peut mener à une norme, c’est-à-dire à un énoncé qui décrit ce qu’il faut faire ou s’abstenir de faire […] De façon générale, les attentes sociales conduisent à des normes qui se transposent en comportements attendus. Cette « normativité sociale », si elle devient prégnante,
peut ostraciser les personnes qui en dévient par des comportements jugés inappropriés […] Et, dans les sociétés occidentales, les médicaments deviennent des instruments de socialisation, voire de mise en conformité ».
Jerome Wakefield, professeur de travail social et de psychiatrie à l'Université de New York, affirme : « The current symptom-based diagnostic system was developed partly to answer criticism that psychiatry is just social control of undesirable behavior dressed up as medicine. By failing to distinguish adequately normal distress and eccentricity from disorder, the DSM-5’s proposals threaten to increase dramatically the types of abuses that the DSM was designed to prevent. Another anti-psychiatric backlash may not be far behind ».
Le parallèle avec « Le meilleur des mondes » d’Aldous Huxley (où tous consomment du « soma » : une pilule qui assure le bonheur, la conformité et la cohésion sociale) est tentant !
Références :
Marie Crowe, « Constructing normality : a discourse analysis of the DSM-IV » (2000) 7 Journal of Psychiatric and Mental Health Nursing 69.
Allen Frances, « Good Grief » New York Times (14 août 2010) .
American Psychological Association, « Sexual orientation, homosexuality and bisexuality » (2007), en ligne : American psychological Association .
Kate Kelland, « Mental health experts ask : Will anyone be normal ? » The Gazette (1er août 2010) .
Québec, Commission de l'éthique de la science et de la technologie, Avis : Médicaments psychotropes et usages élargis : un regard éthique, Bibliothèque nationale du Québec, 2009.
Thomas S. Szasz, « The Myth of Mental Illness » in Thomas A. Mappes and Jane S. Zembaty, Biomedical ethics, 3d ed., New York, McGraw-Hill inc., 1991.
Jerome Wakefield, « DSM seeks to define normal eccentricity as mental disorder » Taipei Times (27 juin 2010) .
Eric Folot


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6 commentaires

  • Éric Folot Répondre

    9 mai 2012

    Écoutez cette entrevue avec Aldous Huxley (auteur du livre « le meilleur des mondes ») intitulée « Brave New World | Aldous Huxley | 1958 ».
    Source : http://www.youtube.com/watch?v=8QFe02Ha2gM

  • Éric Folot Répondre

    11 avril 2012

    Quelques exemples :
    En 1851, le psychiatre Samuel Cartwright inventa une maladie mentale qu'il appela « Drapetomia ». Selon cette maladie mentale, une personne noire souffrait de cette maladie si elle désirait s'échapper de l'esclavage. Pour prévenir cette maladie, M. Cartwright proposait aux maîtres d'infliger des coups de fouet à leurs esclaves.
    Source : http://academic.udayton.edu/health/01status/mental01.htm
    L'homosexualité autrefois considérée comme un comportement anormal, déviant et immoral était classifiée comme une maladie mentale dans le DSM-II de 1968.
    Source : American Psychiatric Association, Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders (DSM), 2d ed., Washington, D.C., American Psychiatric Association, 1968 à la p.10 (#302). L'Association américaine de psychologie affirme : « Homosexuality was once thought to be a mental illness », American Psychological Association, « Sexual orientation, homosexuality and bisexuality » (2007), en ligne : American psychological Association
    . Voir aussi : http://psychology.ucdavis.edu/rainbow/html/facts_mental_health.html

  • Éric Folot Répondre

    10 avril 2012

    Le titre du documentaire est : « Le Marketing de la Folie ».
    Et vous pouvez l'écouter gratuitement en ligne à l'adresse suivante :
    http://www.youtube.com/watch?v=-qAfHQq0fBI
    Voici également un site intéressant : http://www.ccdhmtl.org/

  • Archives de Vigile Répondre

    30 août 2010

    Oui.. Mais existe heureusement derrière le psychiatre et le titre qu'il porte l'être humain qui, tout en étant dans un système, peut réfléchir sur ce système et signifier ce qu'il pense. Entre autre sur la prégnance actuelle accordée à cette approche catégorielle du DSM et ses conséquences.
    Existe le psychiatre qui accorde importance et prise en compte d'une subjectivité qui se présente, qui tient compte de la position subjective et du travail en intersubjectivité qui demande temps d'écoute et ce, au-delà d'un dit diagnostic ou d'attentes de normalisation quelconque. Plus le psychiatre sera lui-même libre, plus il saura accorder cette même liberté essentielle à toute subjectivité en se laissant, lorsqu'il le faut, se laisser déposséder d'une position de Savoir excessive sur ce qu'est le bien pour l'autre..
    Existe également le psychiatre qui questionne la demande de médication qui lui est faite dans des "situations diagnostiques DSM", où le travail d'une psyché s'avère hautement préférable à l'utilisation d'une médication et qui tentera de favoriser ce travail de la psyché.
    Et existent tous ces petits moments passés avec les futurs psychiatres en formation qui sont sensibilisés aux questions que vous soulevez et invités à participer à cette réflexion essentielle.
    Bien sûr, comme dans tout système il y a bien un courant dominant et celui actuel de la psychiatrie s'avère cette pente neuro-biologisante et catégorielle étiquettante, parfois déresponsabilisante et ne favorisant pas le travail d'une psyché sur sa propre psyché.
    Mais voilà.. j'ai voulu par quelques traits faire ressortir certains éléments suite à votre apport signifiant quelques dérives à prendre en compte. Une conscientisation, même si difficile, ne fera jamais tort si elle est acueillie hors jugement et permettant ajustement et amélioration.
    Un "meilleur des mondes"..
    Celui de l'accueil de la Différence
    De la reconnaissance de l'Incomplétude de l'Être
    et de sa fragilité
    Suzanne Caron, une psychiatre

  • L'engagé Répondre

    27 août 2010

    Merci pour cette brillante analyse des effets pervers du DSM, les gens ne se rendent pas compte de l'importance de ce répertoire et ne le mettent pas suffisamment en question.
    On délègue de une certaines autorités aux psychologues, mais c'est une forme de contrôle absolument conformiste que l'on instille de cette façon.
    Remarquez, avec le ritalin... nous avons déjà fait des choix de société impardonnables, nous médicamentons l'école pour éviter de devoir nous rendre compte de la nocivité de nos modes de vie et du sous-financement des écoles (des infrastructures sportives et culturelles règleraient bien des problèmes de concentration).

  • Archives de Vigile Répondre

    27 août 2010

    L'oeuvre de l'écrivain britannique James Graham Ballard pourrait vous intéresser.
    «L'œuvre de Ballard est étrange et sophistiquée et a été très influente malgré son faible succès commercial. Il explore la face sombre des citadins des grandes mégalopoles, excellant dans la peinture de personnages en apparence normaux, cadres supérieurs, gens policés, qui s'avèrent obsédés par la violence et les perversions sexuelles. Super Cannes se déroule dans un cadre a priori idyllique sur la Côte d'Azur, mais les brillants cadres de multinationales s'y révèlent des sadiques qui organisent des descentes racistes. »
    http://fr.wikipedia.org/wiki/James_Graham_Ballard