Quand l’Ouest canadien devient un champ de bataille

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Crise d'unité nationale à l'Ouest : Trudeau tétanisé par la portée explosive du conflit qui oppose l'Alberta à la C.-B.

 Les provinces de l’Alberta et de la Colombie-Britannique ont conclu une trêve jeudi après avoir multiplié les hostilités ces dernières semaines dans l’un des plus importants conflits commerciaux de l’histoire canadienne entre deux provinces.


Le conflit a été mis sur pause entre ces deux provinces, qui s’opposent sur le projet d’agrandissement d’un pipeline de la compagnie Kinder Morgan qui a déjà reçu toutes les approbations requises par Ottawa.


Le nouveau gouvernement de la Colombie-Britannique, élu en promettant de bloquer le projet, a annoncé qu’il demandera au tribunal s’il peut établir des normes environnementales, comme une limite à la quantité de pétrole qui peut transiter par son territoire.


Pas dans ma cour


La Cour doit entendre l’appel de la ville de Burnaby, près de Vancouver, qui multiplie les démarches judiciaires pour que le pétrole ne coule pas chez eux.


En contrepartie, l’Alberta a permis temporairement les nouvelles commandes de vin produit à la porte d’à côté, après les avoir stoppées pendant deux semaines pour mettre de la pression pour qu’avance ce projet.


« Je ne connais pas de précédent dans l’histoire d’un conflit commercial entre deux provinces qui a atteint ces proportions », avait dit l’ancien ministre Benoît Pelletier. Actuellement, le reste du pays observe la manière dont la crise se déliera et si le gouvernement Trudeau agira.



UN PROJET D’EXPANSION DE KINDER MORGAN


La compagnie Kinder Morgan possède déjà un pipeline qui traverse les Rocheuses canadiennes, appelé Trans Mountain. Ce pipeline transporte actuellement 300 000 barils de pétrole des sables bitumineux albertains chaque jour, destinés aux navires qui exportent le produit vers l’étranger. Le projet d’agrandissement de Kinder Morgan vise à tripler la capacité du pipeline, à 890 000 barils par jour. En plus des risques de fuites, le pipeline soulève aussi des craintes pour l’augmentation du trafic de pétroliers.



TRACÉ DES MONTAGNES




COLOMBIE-BRITANNIQUE


John Horgan

Premier ministre de la Colombie-Britannique (NPD)


Le premier ministre de la Colombie-Britannique, John Horgan, a tout avantage à entraver la réalisation du projet de Kinder Morgan. Lors des élections de mai 2017, il a promis d’utiliser « tous les outils disponibles » pour bloquer les pipelines. En plus, il dirige un fragile gouvernement de coalition qui nécessite l’appui des trois élus du Parti vert de sa province, farouches opposants aux pipelines.


Andrew Weaver

Chef du Parti vert de Colombie-Britannique


Même si son parti ne compte que 3 des 87 sièges du parlement de la Colombie-Britannique, le chef du Parti vert Andrew Weaver est devenu indispensable pour la survie du gouvernement de coalition dirigé par le NPD.


Les deux partis de gauche ont signé une entente cet été, dans laquelle le premier ministre s’est engagé à s’opposer par tous les moyens aux pipelines de Kinder Morgan.


David Suzuki

Environnementaliste


Les groupes environnementaux et les groupes autochtones des deux côtés de la frontière s’opposent à l’agrandissement du pipeline Kinder Morgan, notamment devant les tribunaux.


Le leader environnementaliste David Suzuki, originaire de Colombie-Britannique, a par exemple lancé une campagne pour convaincre le gouvernement Trudeau de bloquer le projet.



ALBERTA


Rachel Notley

Première ministre de l’Alberta (NPD)


Rachel Notley a besoin de nouveaux pipelines pour sa survie politique. Bien qu’elle ait renversé les conservateurs en 2015, les derniers sondages indiquent qu’elle est en difficulté pour remporter le prochain rendez-vous électoral prévu pour mai 2019. Un nouveau pipeline est nécessaire pour son bilan économique, selon le politologue à l’Université de l’Alberta, Frédéric Boily, même si son appui au projet de Kinder Morgan fait d’elle « le mouton noir de la famille néo-démocrate ».


Jason Kenney

Chef de l’opposition en Alberta (conservateur)


Largement en avance dans les sondages à environ 55 % (contre moins de 30 % pour les néo-démocrates de Mme Notley), le tout nouveau Parti conservateur uni est dirigé par l’ex-ministre du gouvernement Harper, Jason Kenney. Le politicien ne se cache pas d’être proche de l’industrie pétrolière. Il accuse la Colombie-Britannique de retarder sans fin le projet de pipeline, et souhaite qu’Ottawa s’en mêle.


Christy Clark

Ex-première ministre de la Colombie-Britannique


Des personnalités de Colombie-Britannique sont du côté de l’Alberta dans ce conflit. C’est par exemple le cas de l’ex-première ministre Christy Clark, qui dirigeait le Parti libéral de sa province jusqu’en juillet.


« La Colombie-Britannique de l’intérieur [hors de la région de Vancouver et de l’île de Vancouver, NDLR] appuie majoritairement le pipeline », rappelle le politologue Frédéric Boily.



SILENCE SUR LA GUERRE FRATRICIDE NÉO-DÉMOCRATE


La bisbille entre les deux seules provinces dirigées par un gouvernement néo-démocrate met tellement mal à l’aise le NPD fédéral qu’il évite d’aborder le sujet avec ses membres. Une motion contre les pipelines n’a même pas été débattue lors du dernier congrès du parti, le week-end dernier, auquel ne participait aucun des deux premiers ministres.


« C’est comme une guerre civile à l’intérieur du parti. [Le chef Jagmeet Singh] essaie de marcher sur la ligne, de ne pas prendre de position », explique Karl Bélanger, ex-conseiller de Jack Layton.


Officiellement, le NPD souhaite une nouvelle étude pour évaluer le projet de Kinder Morgan, approuvé par l’Office national de l’énergie selon les critères du gouvernement de Stephen Harper.


Jagmeet Singh

Chef du NPD


Or, le parti reste plutôt discret à ce sujet, ne voulant pas trop brusquer leurs appuis dans les prairies.


« Leur position est la même que Justin Trudeau avant les élections », rappelle Xavier Deschenes Philion, doctorant de l’Université de Colombie-Britannique.


Les deux côtés


Lorsqu’on pose la question au chef Jagmeet Singh, il reste évasif à savoir s’il trancherait en faveur de l’Alberta ou de la Colombie-Britannique s’il dirigeait le Canada. « Le problème est pour le premier ministre [Trudeau] au fédéral », répète-t-il.


La seule députée fédérale néo-démocrate de l’Alberta, Linda Duncan, a indiqué au Journal qu’elle ne veut pas que son parti abandonne la première ministre de l’Alberta, Rachel Notley.


« Nous la préférons à son adversaire Jason Kenney », avoue-t-elle, craignant que son alliée provinciale ne perde les prochaines élections faute d’avoir rempli sa promesse de construire ce pipeline.



LE GOUVERNEMENT TRUDEAU N’AGIRA PAS... POUR L’INSTANT


Le conflit entre les deux provinces de l’Ouest est un test pour le leadership du premier ministre du Canada, pour qui le projet d’agrandissement du pipeline qui traverse les Rocheuses doit aller de l’avant.


« Dans une fédération, que des provinces aient des intérêts opposés, c’est normal. [Mais] le gouvernement du Canada devra faire preuve de beaucoup de diplomatie dans le dossier », croit le constitutionnaliste Benoît Pelletier.


C’est le gouvernement fédéral qui aura le dernier mot dans le dossier, étant donné que les projets qui traversent les frontières des provinces tombent sous sa juridiction.


Justin Trudeau

Premier ministre


De l’avis des experts consultés, le temps presse puisque le projet pourrait tomber à l’eau s’il est sans cesse retardé, comme ce qui s’est produit pour le pipeline Énergie Est.


Le cabinet du ministre des Ressources naturelles, Jim Carr, a indiqué au Journal attendre de voir si la Colombie-Britannique mettra en exécution sa menace de bloquer le pipeline.


Son porte-parole, Mackenzie Radan, n’a pas voulu s’avancer sur comment le gouvernement entend faire avancer les travaux si ce scénario « hypothétique » se réalise.


Un long courriel envoyé au Journal précise aussi que l’agrandissement du pipeline de Kinder Morgan est cohérent avec les engagements de Justin Trudeau en matière de changements climatiques.


Délicat


Théoriquement, le gouvernement pourrait s’adresser aux tribunaux pour tenter de faire accélérer les choses, voire même utiliser les forces de l’ordre pour faire avancer les travaux.


« Il aurait le droit constitutionnel de le faire », rappelle Xavier Deschenes Philion, doctorant en science politique à l’Université de Colombie-Britannique spécialisé en énergie.


Or, cela offenserait les groupes environnementalistes et autochtones encore plus, et placerait Justin Trudeau dans une situation délicate.


« Le gouvernement du Canada doit jouer de prudence, puisqu’il devra vivre avec sa décision », analyse Benoît Pelletier.