Un enjeu politique pour Trudeau

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Trans Mountain : Trudeau dans de sales draps

Il est rare qu’un premier ministre interrompe un périple international pour revenir régler une chicane au pays. Le crochet par Ottawa que fera Justin Trudeau dimanche, entre son séjour au Pérou et sa visite en France, pour rencontrer ses homologues d’Alberta et de Colombie-Britannique en guerre à propos du pipeline Trans Mountain, témoigne de l’importance que cet enjeu est en voie de prendre politiquement pour lui.


M. Trudeau devait voler tranquillement dimanche de Lima à Paris, puis se reposer un peu dans la Ville Lumière avant sa première rencontre officielle de lundi. Il reviendra plutôt à Ottawa pour rencontrer Rachel Notley et John Horgan. La tension monte entre ces deux premiers ministres néodémocrates : l’Alberta présentera cette semaine un projet de loi permettant de réduire les livraisons de produits raffinés à la Colombie-Britannique. Près de 70 % de l’essence consommée dans cette province provient de l’Alberta.


« Vancouver n’a aucune installation pour importer de l’essence par les voies maritimes », explique Barry Cooper, professeur de sciences politiques à l’Université de Calgary. La ville est approvisionnée par un pipeline provenant d’Alberta. « Le prix à la pompe en Colombie-Britannique a déjà augmenté à 1,50 $ le litre [en prévision de la loi] et on s’attend à ce qu’il augmente encore plus. […] Quand la loi sera adoptée, les gens en Colombie-Britannique feront pression sur leur gouvernement pour qu’il change d’avis. »


Les experts consultés estiment que M. Trudeau doit intervenir, à défaut de quoi les répercussions se feront sentir partout au pays. « S’il est perçu comme ne favorisant pas assez ce pipeline, il pourrait perdre des votes au profit des conservateurs », analyse Jared Wesley, professeur de sciences politiques à l’Université d’Alberta.


Kinder Morgan a lancé un ultimatum dimanche en demandant que toutes les incertitudes à propos de son projet soient levées d’ici le 31 mai. Si le projet tombe à l’eau, ajoute M. Wesley, « [M. Trudeau] perdra ceux qui sont un peu plus à droite sur les questions économiques. À Toronto, à Bay Street, les gens vont commencer à penser qu’il n’est pas à la hauteur. »


Photo: Jonathan Hayward La Presse canadienneLes installations de Kinder Morgan Trans Mountain à Edmonton, en Alberta


Les libéraux fédéraux détiennent 18 sièges en Colombie-Britannique, qui sont tous, sauf un, situés à Vancouver ou dans sa périphérie. Dans cette région, les citoyens sont deux fois plus susceptibles de s’opposer au pipeline qu’ailleurs dans la province. La plupart ont cependant gagné avec de confortables majorités : seulement quatre d’entre eux ont devancé leur adversaire le plus proche par cinq points de pourcentage ou moins. Hedy Fry et Joyce Murray, de farouches opposantes au pipeline, ont aplati leurs adversaires en 2015 avec des majorités de 20 000 et 16 000 voix respectivement. Au total, 3 des 18 élus sont pour le projet, 3 s’y sont toujours opposés et les autres se sont ralliés à leur chef.


En Alberta, les libéraux ont fait élire seulement quatre députés en 2015 (l’un d’eux siège désormais comme indépendant), ce qui constituait néanmoins leur meilleur score depuis 1993.


Les trois élus, tous pour le pipeline, ont gagné avec des avances faméliques de 1199, 750 et 92 voix. Si Trans Mountain ne voit pas le jour, « ils peuvent leur dire au revoir ! » prédit le professeur Cooper.


Martha Hall Findlay, une ancienne députée libérale fédérale qui s’est présentée à deux reprises à la chefferie du PLC, préside aujourd’hui le think tank Canada West Foundation. Selon elle, Justin Trudeau doit faire preuve de leadership et faire plus que répéter sur Twitter que le pipeline sera construit. « C’est l’occasion pour lui de montrer qu’il tient un peu de son père. »


Le chef de l’opposition en Alberta, l’ancien ministre conservateur fédéral Jason Kenney, est allé dans le même sens en enjoignant à Justin Trudeau, lorsqu’il rencontrera M. Horgan et Mme Notley, de faire preuve de la même fermeté que son père pendant la crise d’Octobre. « Son père est le gars qui a un jour dit : “Just watch me.” Dimanche devrait être le moment “just watch me” de Justin. »


L’impact politique pour le NPD est moins clair. Les deux provinces sont dirigées par le NPD, mais il y a peu d’affinités avec le parti fédéral. Plusieurs des électeurs néodémocrates de Colombie-Britannique votent libéral au fédéral. Quant à Rachel Notley, « elle a gagné parce que les Albertains en avaient assez des conservateurs. Ce n’était pas un vote pro-NPD », note Barry Cooper.


Jagmeet Singh a certes fait son nid en faveur de John Horgan en proposant cette semaine un renvoi à la Cour suprême pour clarifier les compétences de chaque ordre de gouvernement. Mme Notley s’oppose à un tel renvoi, tandis que M. Horgan en avait déjà proposé un (et en pilotera un de son cru devant un tribunal de sa province). « Il sait que Rachel Notley est cuite », analyse M. Cooper. Mais M. Singh ne se montre pas pour autant aussi opposé au projet qu’il pourrait l’être. Selon M. Wesley, c’est « par crainte de perdre l’appui des modérés de l’Ontario ».


Le NPD fédéral détient 14 sièges en Colombie-Britannique et un seul en Alberta, celui de Linda Duncan. Mme Duncan a pour politique de ne jamais se prononcer pour ou contre un projet de pipeline. Aussi assure-t-elle au Devoir ne pas se sentir « accablée » par le débat. « Il n’est pas particulièrement inusité pour moi d’avoir affaire à des gens qui disent que des pipelines devraient être construits, à d’autres qui disent qu’ils devraient être construits ailleurs ou à d’autres qui plaident que les intérêts des Premières Nations n’ont pas été pris en compte. J’ai géré ces enjeux toute ma carrière. »


Elle tente la quadrature du cercle en se disant à la fois en appui de Rachel Notley et pour le renvoi. « Je suis au diapason de la première ministre albertaine lorsqu’elle dit que ce n’est pas seulement ce projet qui est à risque, mais tous les investissements dans les projets de ressources naturelles. Je suis d’accord avec elle à savoir que nous avons besoin de prévisibilité. »


Et les autochtones ?


Enfin, des voix se sont élevées pour mettre en garde M. Trudeau que toute tentative d’imposer le pipeline Trans Mountain pourrait aliénerles autochtones avec qui il prêche la réconciliation. Dans une lettre ouverte au Globe and Mail, Stewart Phillip, le président de l’Union des chefs indiens de Colombie-Britannique, et Serge Simon, le grand chef du Conseil mohawk de Kanesatake, ont écrit que « si le gouvernement fédéral tente d’enfoncer dans la gorge [des Canadiens] ce pipeline, cela pourrait signifier un retour à un des moments les plus sombres de l’histoire du Canada : l’affrontement d’Oka avec la nation mohawk ».


> La suite sur Le Devoir.



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