Un Stalingrad pour le gaz naturel

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Europe : vaut mieux geler qu’acheter du gaz russe... disent les États-Uniens

Par Dmitry Orlov – Le 15 septembre 2021 – Source Club Orlov


Le prix au comptant du gaz naturel en Europe a dépassé les 900 dollars par millier de mètres cubes, le seuil psychologiquement important de 1 dollar par mètre cube n’étant pas loin. Il s’agit d’un prix astronomique qui risque de mettre en faillite un grand nombre de compagnies d’énergie européennes tout en provoquant la mort de leurs clients cet hiver.


Rien qu’au Royaume-Uni, où environ 10 000 personnes meurent de froid au cours d’un hiver normal avec des prix normaux, jusqu’à présent, PfP Energy, MoneyPlus Energy, People’s Energy et Utility Point ont dit adieu au monde, leurs clients étant récupérés par l’organisme de réglementation gouvernemental Ofgem. Agissant avec sagesse, Ofgem a augmenté le plafond annuel des prix pour un ménage type de 139 £ pour le porter à 1 277 £.


Qu’est-ce qui se cache derrière tout ce chaos et cette pagaille ? Appelez ça le salaire de la stupidité.


Le Royaume-Uni a tout misé sur les énergies renouvelables – éoliennes et solaires – en ignorant le fait que « s’asseoir dans un jardin anglais en attendant le soleil », comme le chantaient les Beatles, est une quête futile. Et maintenant, il s’avère qu’il n’y a tout simplement pas assez de vent pour faire tourner les turbines. En conséquence, la demande de gaz naturel, qui est le combustible de prédilection pour combler les trous béants dans l’approvisionnement en énergie renouvelable, dépasse ce qui est disponible, ce qui entraîne des prix exorbitants pour l’électricité. Pour rendre les choses encore plus intéressantes, le câble sous-marin qui fournit de l’électricité au Royaume-Uni depuis la France vient de tomber en panne, privant ainsi le pays d’une puissance de 1 GW sur une liaison de 2 GW.


Dans l’Union européenne, le gaz n’a pas été pompé dans les stockages souterrains en quantité suffisante pour passer un hiver normal et modéré, tandis qu’un vortex polaire arctique forçant l’air froid loin au sud épuiserait les réserves bien avant le printemps. Mais il y a aussi de bonnes nouvelles : La société russe Gazprom vient d’achever la pose du dernier tronçon du gazoduc NordStream2, qui relie la côte baltique dans sa région de Leningrad à la côte allemande. Sous réserve des lenteurs bureaucratiques allemandes et des ingérences américaines, il devrait livrer son premier gaz en décembre.


Les Américains sont, bien sûr, livides et les sénateurs républicains menacent de bloquer les nominations à des postes au sein du département du Trésor parce que l’administration Biden n’a pas réussi à bloquer l’achèvement du gazoduc. Trump voulait vendre du gaz naturel liquéfié américain à l’Europe, mais Biden a fait échouer ce plan et a permis l’achèvement du pipeline. Bien sûr, il n’y a pas assez de gaz naturel liquéfié américain disponible pour faire une différence, et le gaz qu’il y a va en Asie, pas en Europe, car c’est là que les prix sont les plus élevés. « Rien de personnel », comme les Américains aiment à le dire, « juste les affaires ».


Mais la politique est différente des affaires : pour le bien de l’unité politique occidentale, si les Américains ne peuvent ou ne veulent pas vendre suffisamment de gaz à l’Europe, les Européens doivent se taire et se figer lentement dans l’obscurité. Ils ne doivent certainement pas se précipiter et acheter beaucoup de molécules de méthane russes totalitaires pour combler la différence.


En attendant, les entreprises énergétiques européennes voient dans NordStream2 une bouée de sauvetage essentielle. Il est bien moins nuisible sur le plan écologique et plus sain sur le plan économique que ne le serait l’expédition de gaz de schiste liquéfié depuis l’autre côté de l’océan. Le gazoduc est plus court de 2000 km que tous les gazoducs existants vers l’Europe et utilise deux fois moins de stations de pompage. Les Allemands estiment que le lancement de NS2 rendra leur industrie plus écologique et permettra une collaboration avec la Russie dans le domaine des énergies vertes. Plus précisément, à l’avenir, le NS2 pourra transporter une certaine quantité d’hydrogène avec le méthane, qui sera séparé à la livraison et utilisé pour alimenter toutes sortes de choses très dangereuses mais très vertes.


Pendant ce temps, la pauvre Estonie, qui jouxte la région de Leningrad d’où provient le gaz, et qui se trouve à l’extrémité oubliée de ce qui reste de l’Union européenne, a été contrainte de rouvrir sa centrale électrique alimentée par du schiste que les Soviétiques avaient eu la prévoyance de construire pour elle il y a longtemps. Ils l’avaient auparavant fermée parce que la combustion du schiste dégageait de nombreuses molécules de CO2 que Greta pouvait voir depuis Stockholm et qui la mettaient hors d’elle. Mais les prix élevés du gaz naturel ont obligé les Estoniens à oublier le réchauffement climatique et à se ré-soviétiser. De plus, en regardant le golfe de Finlande, large de 80 km, ils ont vu les Finlandais passer un contrat avec la société russe Rosatom pour construire un, voire deux, réacteurs nucléaires, et ils ont pensé : « Oh, eh bien… »


Tout cela est, bien sûr, terrible, mais le Parlement européen est sur le coup, puisqu’il vient d’approuver les détails d’un rapport préparé par Andrius Kubilius, ancien premier ministre de la Lituanie, pays voisin de l’Estonie. Son rapport appelle l’UE à renforcer son potentiel pour contenir la Russie.


À cet égard, les Lituaniens sont un cas exemplaire. Ils ont fermé leur station d’énergie atomique d’Ignalinskaya (comme condition préalable à l’adhésion à l’UE), que les Soviétiques avaient si soigneusement construite pour qu’elle dure jusque dans les années 2030. À la place, ils louent un terminal de regazéification de gaz naturel norvégien, stationné à Klaipeda et appelé « Independence », pour 189 000 dollars par jour. Ils utilisent parfois ce terminal pour acheter du gaz naturel aux Américains… qui à leur tour l’achètent aux Russes, en faisant le plein dans un terminal gazier situé au coin de la rue, dans cette même région de Leningrad, et en le majorant de 100 %. Mais la plupart du temps, ils se contentent d’importer de l’électricité du Belarus voisin, où Rosatom vient d’allumer une nouvelle centrale nucléaire située à proximité de la défunte Ignalinskaya AES.


Quoi qu’il en soit, pour en revenir au Parlement européen et à sa lutte contre tout ce qui est russe, le nouveau rapport appelle l’Union européenne à faire pression sur la Russie pour empêcher Moscou de s’immiscer dans les affaires des États membres de l’Est et du Sud de l’UE. À cette fin, Bruxelles devrait devenir le centre unifié unique pour la prise de décisions concernant tout ce qui est anti-russe. En particulier, l’UE devrait être prête à refuser de reconnaître les résultats de l’élection de la Douma d’État russe (qui se tiendra dans les prochains jours), à investir dans des systèmes d’armes qui feraient réfléchir les Russes à deux fois avant de les envahir et, bien sûr, à imaginer de nouvelles sanctions.


Mais, et c’est peut-être le plus important, le rapport invite les institutions européennes à élaborer une stratégie visant à réduire la dépendance de l’Union européenne à l’égard des ressources russes, en particulier les ressources énergétiques, et des technologies russes en matière d’énergie nucléaire. Dans ce contexte, les auteurs du rapport estiment que NordStream2 augmente les risques de « domination russe » et ne devrait pas être mis en service malgré le fait que la situation du gaz naturel en Europe soit des plus catastrophiques, malgré qu’il ait déjà été construit et que Gazprom prévoit sa mise en service en décembre prochain.


C’est tout à fait logique, car l’énorme flambée actuelle du prix du gaz naturel en Europe est évidemment la faute de Gazprom (si ce n’est pas directement celle de Vladimir Poutine), qui n’a pas augmenté volontairement le flux de gaz à l’exportation au-delà du montant convenu par contrat. C’est un argument formidable si la directive première est de blâmer la Russie pour tout ce qui ne va pas dans le monde, mais au-delà de cela, il y a quelques autres raisons à ce chaos.



  1. Au cours des deux dernières années, les banques centrales occidentales ont imprimé beaucoup d’argent, mais les économies occidentales n’ont pas réussi à produire des quantités correspondantes de biens et de services. Par conséquent, quiconque propose une énorme liasse de dollars ou d’euros pour quelque chose de réellement utile, comme du gaz naturel, risque de se faire frapper au visage. Empêcher des Européens innocents de mourir de froid chez eux est une chose, mais contribuer à alimenter une frénésie spéculative sur une monnaie de plus en plus sans valeur en est une autre.

  2. Hélas, l’Union européenne n’est plus une destination privilégiée pour le gaz naturel. Les prix en Asie sont de 10 à 20 % plus élevés et tous les méthaniers se dirigent donc vers les plateformes de gaz naturel asiatiques plutôt qu’européennes. La grande différence n’est même pas le prix, mais le fait que les économies du Sud-Est asiatique ont beaucoup plus à offrir en échange des ressources naturelles qu’elles consomment que l’Union européenne, dont une bonne moitié ne produit presque rien.

  3. Au cours des dernières années, l’Union européenne a exercé diverses discriminations à l’encontre de la Russie en général et de Gazprom en particulier, sous le couvert de la promotion de la libre concurrence, négligeant le fait que lorsqu’il s’agit d’assurer un approvisionnement en gaz fiable et à un prix raisonnable, il n’existe aucune alternative à Gazprom, ce qui en fait un monopole naturel par excellence. Par conséquent, dans leurs efforts pour construire un marché d’acheteurs pour le gaz naturel, les Européens ont réussi à faire exactement le contraire.

  4. Enfin et surtout, la fuite en avant de l’Europe dans les énergies renouvelables s’est traduite par des prix de l’énergie très élevés et a anéanti sa compétitivité sur les marchés mondiaux. Bien sûr, les élites européennes sont incapables d’admettre ce fait, et leur seul recours est donc de blâmer les Russes. Peut-être qu’à un moment donné, une masse critique d’électeurs européens se rendra compte qu’en fait, ce sont les Russes qui tentent de les maintenir en vie alors que leurs propres élites se moquent de savoir s’ils vivent ou s’ils meurent tant que Greta Tunberg est heureuse, et qu’ils votent pour les écolos ; seul le temps nous le dira.


Les Russes, bien sûr, sont loin d’être irréprochables. Au lieu de s’effondrer sous la pression de l’Occident, comme l’attendaient d’eux leurs supérieurs occidentaux autoproclamés, ils ont comploté, manigancé et réussi à organiser pour l’Occident collectif une sorte de Stalingrad du gaz naturel qui ne manquera pas de lui donner une importante leçon, du même genre que celle qu’ils ont donnée à l’Europe sous les chevaliers teutoniques en 1242, à l’Europe sous Napoléon en 1812 et, à nouveau, à l’Europe sous Hitler en 1942. Comme le dit le proverbe, la répétition est la clé de l’apprentissage.



 

Dmitry Orlov

Le livre de Dmitry Orlov est l’un des ouvrages fondateurs de cette nouvelle « discipline » que l’on nomme aujourd’hui : « collapsologie » c’est à-dire l’étude de l’effondrement des sociétés ou des civilisations.


Il vient d’être réédité aux éditions Cultures & Racines.


Il vient aussi de publier son dernier livre, The Arctic Fox Cometh.


Traduit par Hervé, relu par Wayan, pour le Saker Francophone



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