Quel cas faut-il faire de l’existence du mal?

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La grande question théologique du christianisme : la théodicée

Le cri du coeur est connu et a été lancé par bien des philosophes, des écrivains et des millions d’affligés au cours de l’histoire : si Dieu existe, pourquoi le mal, pourquoi la souffrance et la mort des innocents ? Dans son lumineux et réjouissant essai intitulé Comment peut-on être catholique ? (Seuil, 2018), le philosophe français Denis Moreau ne se dérobe pas. « L’existence du mal, reconnaît-il, est l’écharde plantée dans ma chair de philosophe catholique, le point sur lequel j’achoppe. »


Moreau, dans ce brillant exercice d’apologétique, propose néanmoins quelques pistes de réflexion sur ce problème qui confine à l’aporie. La thèse classique attribue la présence du mal dans le monde au mauvais usage de la liberté humaine. Le philosophe accepte cette idée, mais souligne son insuffisance. Elle n’explique pas, dit-il, ces maux que sont les catastrophes naturelles ou le cancer qui frappe un enfant.


Sans s’en satisfaire pleinement — il finit par se déclarer « catholique malgré l’existence du mal » —, Moreau accorde du crédit à la thèse du philosophe juif Hans Jonas, thèse qu’il dit retrouver aussi chez Malebranche : pour expliquer l’existence du mal malgré la bonté du Dieu créateur, il faut reconnaître que « ce dernier n’est pas absolument “tout-puissant”, qu’il existe des réalités — les structures fondamentales de l’Univers et la façon dont il est produit, nos libertés aussi — qui constituent des résistances au déploiement de la bonté, de la sollicitude et de la miséricorde divines ». On évoque, en théologie, la notion de kénose (se dépouiller de soi-même) pour résumer cette idée d’une « toute-faiblesse » de Dieu.


La révolte de l’affligé


Le théologien québécois Jacques Lison n’hésite pas à affronter cette grande question du mal — la théodicée, selon le terme inventé par le philosophe allemand Leibniz en 1696 — dans une perspective chrétienne. En 2006, dans Dieu intervient-il vraiment ? (Novalis), Lison reprenait notamment la thèse de la kénose, c’est-à-dire celle d’un Dieu impuissant devant la Shoah, pour prendre l’exemple suprême, « parce qu’il a pris le risque de se livrer au devenir de la création ». En 2013, dans Dieu intervient-il dans l’histoire ? (Fides), le théologien poursuivait sa réflexion en invoquant une idée de Paul Ricoeur, selon qui « le seul pouvoir de Dieu, c’est l’amour désarmé ».


Lison publie, ces jours-ci, Le bon Dieu permet-il vraiment le mal ?(Novalis, 2018, 32 pages), une brochure sur la question dont le propos est d’une rare densité. Il y conteste les théodicées attribuées à Thomas d’Aquin et à Leibniz, qui suggèrent que « Dieu est à ce point bon et tout-puissant qu’il fait du bien même à partir du mal » et que, par conséquent, « le mal ne scandalise que ceux qui perdent de vue la totalité de l’histoire où c’est finalement le bien qui triomphe ». Ce ne peut, écrit-il, constituer une explication satisfaisante à la souffrance injuste.


En s’inspirant du livre de Job, dans lequel un juste doit subir les pires épreuves, Lison constate que Dieu reconnaît comme légitime la révolte de l’affligé. Il en comprend que « Dieu lui-même est touché et scandalisé par le mal » et que, par conséquent, ce n’est pas le mal qui est une objection contre Dieu, mais plutôt Dieu qui est une objection contre le mal. Il convient donc, pour les humains, de se laisser inspirer par Dieu pour agir contre toutes les causes de souffrance. La réflexion, particulièrement exigeante, est d’une remarquable qualité.



 Dieu ne pouvait donc que créer l’homme dans un monde inachevé. Puisque, si l’homme vivait dans un monde tout fait, figé, parfait, il ne pourrait tout simplement pas être.


— Jacques Duquesne, essayiste français




Cocréateurs du monde


Dans cet effort pour comprendre la réalité du mal malgré l’existence de Dieu, l’essayiste français Jacques Duquesne, un maître de la vulgarisation théologique, demeure, pour moi, une référence essentielle. La conclusion de son essai Dieu, malgré tout (Stock/Plon, 2005) est, à cet égard, pénétrante.


Le Dieu des chrétiens, écrit Duquesne, n’est pas un Dieu comme les autres. Il lave les pieds de ses compagnons, il souffre et meurt dans la douleur. Sa puissance tient à son humilité et à son amour des humains. Or, « si Dieu n’est qu’amour, explique l’essayiste, il ne peut créer un homme tout fait. Lequel ne serait pas libre. Aimer, c’est respecter la liberté de l’autre. » De plus, « Dieu ne pouvait donc que créer l’homme dans un monde inachevé. Puisque, si l’homme vivait dans un monde tout fait, figé, parfait, il ne pourrait tout simplement pas être. »


La souffrance et le mal sont donc les fruits amers de cette liberté et de cet inachèvement sans lesquels les humains ne seraient que des marionnettes. En tant que « cocréateurs » du monde, conclut Duquesne, nous devons donc combattre le mal, c’est-à-dire « travailler à mettre plus de fraternité dans le monde, chercher tout ce qui soulage et ce qui guérit », préserver la nature et faire advenir la justice.


> La suite sur Le Devoir.



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