Sang et fureurs

Chronique de José Fontaine

Les unitaristes belges en complet désarroi devant le blocage belge fédéral sans précédent, tentent de s’en tirer en invoquant le sens prétendu de ce pays à l’autodérision, une qualité que les nationalistes belges s’attribuent avec un orgueil qui dément immédiatement qu’ils le possèderaient. D’ailleurs, la Belgique n’est pas nécessairement un pays où-il-fait-bon-vivre-et-un-peu-surréaliste. Ces clichés ont beau être répétés sans cesse dans les médias nationalistes belges, ils n’ont plus aucun effet sur les réalités politiques. La Belgique n’a rien de rigolo.
Un pays tragique
Cela peut s’entendre d’ailleurs positivement. L’auteur américain Brent J.Steele dans Ontological security in international relations, Routledge, 2008, est frappé par le fait qu’en août 1914 la Belgique sacrifie sa sécurité physique à ce qu’il appelle sa sécurité ontologique (l’honneur, le sens de soi que l’on attribue souvent, à tort, aux seules grandes puissances). En effet, début août 1914, l’armée impériale allemande masse des centaines de milliers d’hommes aux frontières de la Belgique, du Luxembourg et de la France. Elle demande à la Belgique le libre passage de ces troupes pour atteindre Paris rapidement (Paris n’est qu’à 200 km de la frontière ouest de la Belgique), et en finir définitivement avec la France. Cette attaque doit se dérouler d’après le plan du général allemand Von Schlieffen, décédé quelques années avant le conflit, qui mettait comme condition impérative à la réussite de ce plan la rapidité de son exécution. Le gouvernement belge refuse le passage des troupes allemandes. Il doit défendre Liège et, l’armée française, le reste du front. Quatre brigades allemandes (40.000 hommes) s’ébranlent le 4 août pour prendre Liège, étape capitale dans la route vers Paris par la vallée de la Meuse. Le 5, vu la résistance de la grande ville wallonne, ces troupes n’avancent pas et même certaines d’entre elles sont refoulées plus loin que leur point de départ dans l'Empire allemand. Alors, l’état-major impérial masse plus de 100.000 hommes et un très important groupe d’artillerie équipé des meilleurs canons de l'époque. Il faut quand même attendre le 15 août pour que saute le dernier fort de Liège. Le 4 septembre, les Allemands sont sur la Marne aux portes de Paris. La victoire sourit alors à la France (victoire de la Marne). Les Allemands pour diverses raisons, obscures même à leurs yeux (stress des soldats, colère des Allemands de voir leur plan échouer ou se compromettre vu la résistance belge, souvenir des francs-tireurs de 1870 etc.), se sont, avant cela, en août, imaginés que les civils belges résistaient massivement aussi et leur tiraient dessus.
Un ordre de l’état-major impérial allemand demande aux soldats allemands attaquant Dinant (la ville de mon enfance, dernière ville sur la Meuse avant la France), de considérer tout Dinantais comme s’il était un soldat français. Le centre de la ville est complètement détruit (sauf le corps de la collégiale gothique), le 23 août: près de 700 Dinantais passés par les armes qui font partie des 5.000 civils tués en Wallonie en août 1914 en sus des 20.000 maisons qui y sont rasées en un mois.
Un pays barbare
Cela peut s'entendre négativement. La colonisation du Congo par Léopold II, dès 1885, prenant l’initiative, mais rapidement rejoint par le Gouvernement belge est une catastrophe humaine : des millions de Congolais vont périr soit en raison de la terreur directe exercée sur eux pour les forcer à récolter le caoutchouc, soit pour diverses causes liées à cette invasion qu’est toujours une colonisation. Durant la deuxième guerre mondiale le Congo est un atout de choix pour le Gouvernement belge réfugié à Londres car le pays peut fournir l’uranium nécessaire à la construction de la bombe A. L'immense Congo a en outre une importance stratégique et les forces coloniales belges en partiront pour réduire l'Empire italien d'Afrique avec les Français et les Anglais (modeste contribution mais réelle). Les Belges ont toujours eu (non sans raisons), le sentiment que les grandes puissances ne les laisseraient pas au Congo. Ils préparent très mal le pays à l’indépendance, se figurent que le Congo est à eux pour l’éternité, en raison du consentement des populations.
Mais le 4 janvier 1959, l’armée coloniale fait 200 morts lors d’une émeute dans la capitale coloniale, Léopoldville (aujourd’hui Kinshasa). L’indépendance est vite – trop vite - accordée (peut-être aussi parce que les Belges pensent qu’elle ne sera que formelle et qu’ils garderont la main sur leur colonie). L’indépendance congolaise à peine proclamée (le 30 juin), l’armée belge y intervient (10 juillet) en raison des troubles qui y éclatent à la suite de la mutinerie de l’armée congolaise (5 juillet). Le Katanga (la province où se concentrent l'essentiel des richesses du Congo) fait sécession (le 11 juillet). L’armée belge, le gouvernement et le roi soutiennent cette sécession et arment les Katangais. Patrice Lumumba, le Premier ministre congolais tente de s’y opposer, fait appel à l’ONU, est destitué par un coup d’Etat. Il tente de rejoindre ses partisans est arrêté début décembre. Depuis octobre, les Belges et leur roi cherchent à l’éliminer. Le Congo va glisser vers l’abîme. Lumumba est envoyé au Katanga, car même en prison il fait encore peur étant donné son immense popularité. Aussi, le 17 janvier 1961, il est assassiné par le gouvernement belge agissant de concert avec le roi Baudouin Ier et le gouvernement sécessionniste katangais. (1) Les assassins prendront la précaution de dissoudre son cadavre dans un bain d’acide sulfurique : le matériel pour cette opération a été prêté par une fabrique d’acide sulfurique de Likasi, ville proche de l’exécution du patriote congolais (voir la note (2)).
Qui écrase aussi la Wallonie
C’est ce même mois que le même gouvernement réprime violemment la grève générale (qui éclate le 21 décembre) en Wallonie et il y mobilise 40.000 militaires. La grève dure cinq semaines interminables au cœur de l’hiver le plus indéfiniment froid de la Wallonie qui, sous l’impulsion des grévistes et de leur leader, André Renard, réclame son autonomie, ce qui suppose l’alliance des parlementaires socialistes wallons proches des grévistes. Ceux-ci, s’associent verbalement à cette quête d’autonomie, mais en réalité laissent tomber Renard en refusant de démissionner de leur siège de députés.
L’autonomie acquise à ce moment-là l’aurait été par une Wallonie dominée par la Flandre (politiquement, comme la grève même le prouve, et avec des complices wallons catholiques), mais qui ne l’était pas encore économiquement. Dix ans plus tard, la Flandre a pris l’avantage, elle ne le perdra pas. Si le fédéralisme avait été acquis après la plus grande grève générale de l’histoire de Belgique, le pays serait sans doute plus équilibré et ne connaîtrait pas la crise qu’il subit présentement. Mais les malheurs du Congo surpassent de loin toutes nos misères (même s’il ne faut pas les négliger, la résistance à l’oppression ne doit se relâcher nulle part) : cette jeune démocratie décapitée par son ancienne colonie s’enfonce avec Mobutu dans une dictature dont la finalité même, outre le pouvoir, est d’entrer en possession des richesses du pays, un pays progressivement pillé par la dictature.
Violence, sang, oppression, conflit, tels sont les éléments permanents de notre histoire qui ne se terminera pas nécessairement mal chez nous. Et au Congo ? L’Europe, la Francophonie ont une immense responsabilité en Afrique et au Congo, le plus grand pays francophone au monde. Pourrons-nous les assumer ? Il y a lieu d’être pessimiste. Même la Wallonie, les dirigeants wallons l’assument si mal. En attendant, il y a à réparer le tort fait au Congo qui ne concernent pas que les Wallons , mais eux aussi (2).
(1) Ludo de Witte, le meilleur spécialiste de cette question a bien expliqué comment un homme comme Baudouin Ier (peu enclin à de tels actes) a été amené à cette ignominie.
(2) Aménager un lieu de mémoire au Katanga dédié à Patrice Lumumba, ce serait une victoire peut-être symbolique mais forte de la justice sur la violence.

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José Fontaine355 articles

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Né le 28/6/46 à Jemappes (Borinage, Wallonie). Docteur en philosophie pour une thèse intitulée "Le mal chez Rousseau et Kant" (Université catholique de Louvain, 1975), Professeur de philosophie et de sociologie (dans l'enseignement supérieur social à Namur et Mirwart) et directeur de la revue TOUDI (fondée en 1986), revue annuelle de 1987 à 1995 (huit numéros parus), puis mensuelle de 1997 à 2004, aujourd'hui trimestrielle (en tout 71 numéros parus). A paru aussi de 1992 à 1996 le mensuel République que j'ai également dirigé et qui a finalement fusionné avec TOUDI en 1997.

Esprit et insoumission ne font qu'un, et dès lors, j'essaye de dire avec Marie dans le "Magnificat", qui veut dire " impatience de la liberté": Mon âme magnifie le Seigneur, car il dépose les Puissants de leur trône. J'essaye...





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