Une accusation lourde de sens

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Placer l'exigence du bien commun au dessus des particularismes

En réaction au texte «Éviter le piège du voile», paru le 27 février
L'article de François Bourque laisse suggérer prosaïquement que ceux qui sont en faveur de l'interdiction du voile dans les institutions de l'État québécois (comme je le suis) sont des racistes. «Ça se peut que j'aie été raciste face au voile», explique une personne interrogée. «Elle a longtemps eu sur le voile une opinion très tranchée, proche dit-elle de la militante anti-islamiste Djemila Benhabib», explique alors le journaliste dans le même paragraphe. Grave accusation s'il en est une, lourde de sens, qui dépasse largement ma simple personne tant il est vrai qu'une majorité de Québécois se reconnaissent dans ce principe d'interdiction des signes religieux dans la fonction publique.
Cette posture fait-elle de nous des racistes? Si le journaliste m'avait posé la question je lui aurais volontiers exposé l'argumentaire qui structure ma démarche, fruit d'une expérience vécue et intellectualisée. Faire école collectivement autour de ces questions épineuses et complexes est plus que salutaire. Malheureusement, le journaliste n'a pas jugé utile de me donner la parole. Soit. Pourquoi donc?
Alors s'agissant de l'interdiction du voile dans la fonction publique, l'interrogation demeure entière. Comment la justifier? Dans des sociétés sécularisées comme la nôtre, l'exigence de séparation du politique et du religieux est essentielle pour fonder et garantir l'ordre démocratique. La neutralité des institutions étatiques assure le respect de la volonté commune. L'État qui interdit le port de signes religieux ostentatoires à ses fonctionnaires n'est pas un État raciste. C'est un État qui place l'exigence du bien commun au dessus des particularismes. Les Québécois ont choisi de sortir Dieu de l'État. Pourquoi laisseraient-ils Allah y fourrer son nez? Ce qui vaut pour l'Église ne devrait-il pas valoir pour les autres options religieuses ?
Ce processus historique, long et difficile, n'est pas encore abouti. Sur ce terrain-là, nous faisons face à plusieurs impératifs. Étendre l'exigence de la neutralité politique (à laquelle sont déjà soumis les fonctionnaires comme chacun le sait) à l'exigence de la neutralité religieuse est l'enjeu du moment. La neutralité de l'État n'est rien sans la neutralité de ses agents. L'État est impersonnel, ceux qui le représentent doivent à tout le moins accepter d'incarner ce principe. Je reconnais que cette posture exige un effort pédagogique conséquent, surtout en cette époque marquée par d'innombrables confusions. Rappelons-le encore une fois, la laïcité n'est ni un dogme ni une idéologie ni une valeur ni une opinion. C'est un cadre philosophique, politique et juridique qui rend possible l'exercice de l'ensemble des libertés dont nous jouissons.
S'il se trouve que certains de nos concitoyens québécois musulmans sont hostiles à cette exigence de neutralité, il faut leur démontrer en quoi la laïcité protège les droits des minorités et les place sur un même pied d'égalité que ceux de la majorité. Au fond, la laïcité met à égalité toutes les options religieuses, spirituelles et philosophiques. Les musulmans ont tout à gagner en y adhérant. D'ailleurs, il est étonnant qu'il ne l'aient pas déjà fait tout comme l'avaient fait d'autres minorités telles les protestants et les juifs, en France, dès les débuts de la laïcité.
Revenons au voile. L'article en question laisse penser que le voile n'a rien à voir avec la religion comme le soutient toujours la même personne interrogée (sans blague! Autant prétendre que l'islam n'a rien à voir avec l'islam). Porter le voile, selon elle, marquerait une forme de retour aux «sources» et aux racines après avoir «dévié» dans sa jeunesse, c'est-à-dire expérimenté l'«occidentalisation» à outrance avec les mini-jupes et le maquillage ostentatoire. La belle affaire! S'emmitoufler servirait alors à effacer des «égarements» de jeunesse? Il y aurait donc d'un côté les «pures» avec leurs voiles et de l'autre les «impures» avec leurs mini-jupes. Dans quelle catégorie placer alors les voilées excessivement poudrées? Entre les deux?
L'article se poursuit en nous suggérant de dédramatiser cette question du «voile». Je veux bien. Mais qu'est-ce qui justifierait cette attitude? Rien. Bien au contraire, quelques indicateurs sérieux nous poussent même à cultiver la plus grande méfiance. Le voilement des petites filles pré-pubères est exigé dans des écoles islamiques au Québec tout comme au Canada, alors que dans les écoles publiques, le nombre d'élèves voilées est en hausse. Cette tendance est confirmée par un sondage diffusé par Radio-Canada et qui rapporte qu'en 2016, «quelque 48% des musulmanes canadiennes se couvrent la tête avec un voile en public, selon un sondage Environics, comparativement à 38% en 2006. Par ailleurs, 3% des répondantes portaient le tchador, et 3%, le niqab».
Même le voile intégral dont le port est restreint dans plusieurs pays musulmans fait une percée au Canada avec la bénédiction de nos tribunaux. S'agissant du contrôle de la tête, du corps et de la sexualité des femmes, comment oublier le quadruple meurtre dit d'honneur des femmes de la famille Shafia? Comment ne pas évoquer le triste sort de la jeune Aqsa Parvez, âgée de 16 ans, qui refusait le port du voile et qui fut assassinée le 10 décembre 2007 à Mississauga en Ontario, par son père et son frère?
À l'échelle internationale, la situation est tout aussi préoccupante. Le 21 février dernier, une nouvelle a fait le tour du monde sans passer par Québec, visiblement. Sinon comment expliquer le silence face au destin brisé de la jeune joueuse d'échecs de l'équipe nationale d'Iran, Dorsa Derakhshani, expulsée définitivement de son équipe au motif qu'elle s'est dévoilée lors d'un tournoi en Espagne?
Dans la République islamique d'Iran, on ne joue pas avec les principes de la fameuse Révolution. Les cheveux des femmes ne sont pas faits pour être montrés. Leur tête, leur corps et leur sexe ne leur appartiennent pas. Ils sont la propriété du régime. Depuis la chute de l'édifice impérial en 1979, la Révolution islamique a couronné la suprématie du clergé chiite. Cette démarche de politisation de l'islam a piégé les femmes en faisant d'elles un instrument de propagande. Il serait temps d'en parler. La condition des femmes est politique. La question du voile l'est tout autant. Leur visibilité, tout comme leur «invisibilité», nous renseigne sur le degré de civilisation d'une société. À nous de choisir!
Djemila Benhabib, écrivaine, Trois-Rivières


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