Cher Paul Desmarais,
Nos divergences de vues n'ont jamais altéré l'estime que je vous porte. J'ai souvent fait votre éloge en privé comme en public et je vous considère comme l'un de nos plus grands financiers. L'hebdomadaire français Le Point, à qui vous avez donné une remarquable entrevue en juin dernier, vous présente, à juste titre, comme «une légende du monde des affaires».
Votre influence sur une partie des élites françaises est notoire. Le président, Nicolas Sarkozy, vous a récemment élevé au grade de grand-croix de la Légion d'honneur. Même René Lévesque ne fut pas décoré à un tel niveau.
Les visites à votre domaine de Sagard des présidents Bush et Clinton, du roi d'Espagne, du Cheikh Yamani, de Maurice Druon et bien entendu de Nicolas Sarkozy témoignent de l'ampleur et de la diversité de votre réseau international. J'ai appris, lors d'un récent séjour d'enseignement en Chine, que l'on vous considère dans ce pays comme l'un des premiers grands capitalistes occidentaux à avoir vu poindre sa formidable montée en puissance. Vous y êtes reçu, dit-on, mieux que de nombreux chefs de gouvernement.
Un tel prestige et la rareté de vos interventions publiques leur donnent une portée hors du commun. C'est pourquoi je considère qu'il est de mon devoir de citoyen de réagir à un propos stupéfiant que l'on retrouve dans cette fameuse entrevue au Point. Vous avez dit que «si le Québec se sépare ce sera sa fin».
Je me prends à espérer qu'une telle déclaration a dépassé votre pensée. Il ne pouvait être dans vos intentions de laisser entendre que 50% des électeurs qui ont voté OUI en 1995, dont la majorité des lecteurs de vos journaux, auraient voulu la fin de leur nation. Je présume que même ceux qui défendent avec honnêteté dans vos publications la «ligne éditoriale fédéraliste» obligatoire ont dû être surpris d'un tel énoncé.
Des États-Unis au Monténégro
Comment pourriez-vous penser un seul instant que notre nation qui a évidemment les moyens d'être indépendante, comme l'a dit d'ailleurs notre premier ministre en France l'an dernier, pourrait connaître sa fin en faisant ce que presque toutes les nations qui le peuvent, la plupart du reste, beaucoup moins bien nanties que le Québec, ont déjà décidé de faire. Connaissez-vous dans l'histoire une nation, à commencer par les États-Unis, en 1776, jusqu'au Monténégro, en 2006, qui, ayant accédé à la liberté, y aurait trouvé sa fin? Il me semble impérieux pour vous de rectifier cette déclaration aussi insoutenable et injuste qu'il ne le serait de prétendre que l'indépendance du Québec serait son commencement.
Comment un choix aussi normal pourrait être la fin de la nation qui a donné le jour aux courageux et inventifs Desmarais de l'île Marie en face de chez moi, qui ont conçu les fameuses chaloupes Verchères. Ces autres Desmarais qui ont créé et gèrent Power Corporation perdraient-ils leur génie des affaires si le Québec était libre. Nos nombreux dirigeants d'entreprises qui dominent le monde dans leur créneau seraient-ils moins doués et moins dynamiques si le Québec était membre de l'OMC et du FMI?
Les nombreux artistes québécois qui s'illustrent dans le monde entier, dont certains d'une prodigieuse manière, seraient-ils moins créatifs et brillants si leur nation était membre de l'UNESCO? Nos athlètes olympiques récolteraient-ils moins de médailles sous notre bannière fleurdelisée?
En quoi notre démocratie, à bien des égards exemplaire, serait-elle affectée négativement par notre présence aux Nations unies? Pourquoi notre solidarité profondément enracinée dans nos valeurs pourrait être dissoute par notre appartenance à la FAO, à l'OMS et à la Banque mondiale?
Avec l'indépendance, nos 45 000 mégawatts d'énergie propre, sans compter ce qui est à venir, auraient-ils moins de puissance? Notre prodigieuse dotation minière, nos forêts renouvelables et notre agriculture dynamique pourraient-elles perdre de leur valeur?
Le Point relate votre amitié avec tous les premiers ministres du Québec. Je le confirme en ce qui me concerne et c'est pour moi une raison supplémentaire pour vous poser ces quelques questions. La nation québécoise mérite que l'un de ses plus illustres membres [lui] donne une réponse articulée.
***
Bernard Landry
L'auteur est un ancien premier ministre du Québec.
Photo:
Bernard Landry, alors premier ministre du Québec, et Paul Desmarais, lors de la soirée des récipiendaires du Mérite philanthropique 2002, décerné par la Chambre de commerce du Québec. (Archives La Presse)
Une déclaration ambiguë?
Comprendre notre intérêt national
Bernard Landry116 articles
Ancien premier ministre du Québec, professeur à l'UQAM et professeur associé à l'École polytechnique
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