Arthur Rimbaud et la mondialisation en 1875

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Dèjà !

La fausse rebelle Viviane Forester avait dû son succès à un emprunt de choix : l’horreur économique, cela vient de Rimbaud. Je ne sais même plus si cela était reconnu dans le navet d’alors qui renforça les socialistes (DSK-Jospin) aux affaires. Mais venons-en à Rimbaud


Rimbaud naît en 1854, en pleine révolution industrielle et éducative, au milieu des transports coloniaux et des expositions universelles. J’ai expliqué dans petit livre le lien entre l’œuvre de Dostoïevski et cette mondialisation émergente (1), à forte teinte anglo-saxonne (le mot « occidental » n’a aucun sens : nous vivons sous le talon de fer financier et militaire anglo-américain) et impérialiste. J’ignore si nous en sortirons, si nous voulons en sortir même, et c’est pourquoi je parle de présent perpétuel depuis lors (2).


Le prodigieux gamin se veut voyant (3), mais il est aussi très observateur. Il voit le triomphe du commerce, de la science, de l’instruction, du tape à l’œil aussi (l’art industriel de Walter Benjamin). Il voit aussi avec humour, sur un ton décalé comme on dit aujourd’hui, les grands bouleversements démocratiques arriver. Il s’en méfie un peu de cette modernité future avortée.


« Que les accidents de féerie scientifique et des mouvements de fraternité sociale soient chéris comme restitution progressive de la franchise première… »


On va citer avec peu de commentaires. On note l’ironie, l’observation, le lexique immobilier et hôtelier (Ritz est déjà à l’œuvre, lisez les belles pages d’André Siegfried).


APRES LE DELUGE


Les castors bâtirent. Les «mazagrans» fumèrent dans les estaminets.


Dans la grande maison de vitres encore ruisselante, les enfants en deuil regardèrent les merveilleuses images.


Une porte claqua, et, sur la place du hameau, l’enfant tourna ses bras, compris des girouettes et des coqs des clochers de partout, sous l’éclatante giboulée.


Madame *** établit un piano dans les Alpes. La messe et les premières communions se célébrèrent aux cent mille autels de la cathédrale.


Les caravanes partirent. Et le Splendide-Hôtel fut bâti dans le chaos de glaces et de nuit du pôle. »


Rimbaud se moque déjà de l’éducation industrielle, de cette sur-instruction qui fait dégénérer le cerveau. Omniprésence de la métropole, rêverie de folies géologiques.


ENFANCE, V


Je m’accoude à la table, la lampe éclaire très vivement ces journaux que je suis idiot de relire, ces livres sans intérêt.


A une distance énorme au-dessus de mon salon souterrain, les maisons s’implantent, les brumes s’assemblent. La boue est rouge ou noire. Ville monstrueuse, nuit sans fin !


Moins haut, sont des égouts. Aux côtés, rien que l’épaisseur du globe. Peut-être les gouffres d’azur, des puits de feu ? C’est peut-être sur ces plans que se rencontrent lunes et comètes, mers et fables. »


Fin de la religion, règne des masses vite soumises et dominées, et de l’énorme métropole (voyez les tableaux parisiens de Baudelaire, et bien sûr l’homme des foules de Poe). On est déjà dans la « foule solitaire » de l’autre :


VILLE


Je suis un éphémère et point trop mécontent citoyen d’une métropole crue moderne, parce que tout goût connu a été éludé dans les ameublements et l’extérieur des maisons aussi bien que dans le plan de la ville. Ici vous ne signaleriez les traces d’aucun monument de superstition. La morale et la langue ont été réduites à leur plus simple expression, enfin ! Ces millions de gens qui n’ont pas besoin de se connaître amènent si pareillement l’éducation, le métier et la vieillesse, que ce cours de vie doit être plusieurs fois moins long que ce qu’une statistique folle trouve pour les peuples du Continent. »


Dans un texte magnifique, Rimbaud dévoile le brillant, le clinquant et le simulacre moderne. Il évoque aussi (retenez-le, c’est lui le voyant) la « barbarie moderne», le temps gris (« quand le ciel bas et lourd… »). Il souligne cette régression kolossale et pagano-orientale  de l’art (cf. Bloy), avec l’allusion à Nabuchodonosor !


VILLES


L’acropole officielle entre les conceptions de la barbarie moderne les plus colossales; impossible d’exprimer le jour mat produit par le ciel, immuablement gris, l’éclat impérial des bâtisses, et la neige éternelle du sol. On a reproduit, dans un goût d’énormité singulier, toutes les merveilles classiques de l’architecture, et j’assiste à des expositions de peinture dans des locaux vingt fois plus vastes qu’Hampton-Court. Quelle peinture ! Un Nabuchodonosor norvégien a fait construire les escaliers des ministères; les subalternes que j’ai pu voir sont déjà plus fiers que des Brennus, et j’ai tremblé à l’aspect des gardiens de colosses et officiers de construction. »


Tout est à vendre dans cette société dominée par « le règne autocratique de l’économie marchande… devenue folle » (Guy Debord).


SOLDE


A vendre ce que les Juifs n’ont pas vendu, ce que noblesse ni crime n’ont goûté, ce qu’ignorent l’amour maudit et la probité infernale des masses, ce que le temps ni la science n’ont pas à reconnaître…


À vendre l’anarchie pour les masses; la satisfaction irrépressible pour les amateurs supérieurs; la mort atroce pour les fidèles et les amants !


À vendre les habitations et les migrations, sports, féeries et conforts parfaits, et le bruit, le mouvement et l’avenir qu’ils font ! »


On vend l’anarchie comme le sport ! C’est Guy Debord qui parle un siècle après de « l’insatisfaction devenue marchandise » (on écoute les Doors, on fume du haschich, on lit Boris Vian, etc.)


Le commerce, chancre du monde, comme je l’ai montré dans mon livre sur Céline, est et restera infatigable.


« Les vendeurs ne sont pas à bout de solde ! Les voyageurs n’ont pas à rendre leur commission de sitôt. »


J’ai évoqué la transformation de la prospère, snob et ennuyeuse Suisse en parc d’attractions, en simulacre spatial, en scène de théâtre touristique. Tout est chez Daudet et dans son Tartarin dans les Alpes. Rimbaud lui écrit en recyclant un lexique british et newyorkais :


PROMONTOIRE


Des glaciers, des lavoirs entourés de peupliers d’Allemagne, des talus de parcs singuliers; et les façades circulaires des «Royal» ou des «Grand» de Scarbro’ ou de Brooklin; et leurs railways flanquent, creusent, surplombent les dispositions de cet hôtel, choisies dans l’histoire des plus élégantes et des plus colossales constructions de l’Italie, de l’Amérique et de l’Asie, dont les fenêtres et les terrasses, à présent pleines d’éclairages, de boissons et de brises riches, sont ouvertes à l’esprit des voyageurs et des nobles, qui permettent aux heures du jour, à toutes les tarentelles illustres de l’art de décorer merveilleusement les façades de Palais Promontoire. »


Les mots se bousculent et décrivent le grand théâtre du monde mécanisé (comme on sait la sensation existe chez les grands baroques et dans la tempête de Shakespeare : the baseless fabric of this vision).


Démocratie… Le voyageur et libre Rimbaud sent le mensonge des grands mots venir (certainement plus que le pauvre Hugo !) :


DEMOCRATIE


« Le drapeau va au paysage immonde, et notre patois étouffe le tambour.


« Aux centres nous alimenterons la plus cynique prostitution. Nous massacrerons les révoltes logiques.


« Aux pays poivrés et détrempés ! — au service des plus monstrueuses exploitations industrielles ou militaires. »


Enfin on en arrive au plus beau, soir historique, où l’on retrouve les horreurs économiques dérobées par la cousine Rothschild (car pourquoi se gêner ?) !  Le voyant voit l’Allemagne (dans Une Saison en enfer, il se considère comme d’une race inférieure…), la Chine, le tourisme se profiler et s’emparer du monde…


SOIR HISTORIQUE


En quelque soir, par exemple, que se trouve le touriste naïf, retiré de nos horreurs économiques, la main d’un maître anime le clavecin des prés; on joue aux cartes au fond de l’étang, miroir évocateur des reines et des mignonnes; on a les saintes, les voiles, et les fils d’harmonie, et les chromatismes légendaires, sur le couchant.


À sa vision esclave, l’Allemagne s’échafaude vers des lunes; les déserts tartares s’éclairent ; les révoltes anciennes grouillent dans le centre du Céleste Empire; par les escaliers et les fauteuils de rocs, un petit monde blême et plat, Afrique et Occident, va s’édifier. Puis un ballet de mers et de nuits connues, une chimie sans valeur, et des mélodies impossibles. »


L’ironie se fait mordante et désespérée, on voit Vuitton débarquer avec ses malles (par-delà le bien et la malle !) :


« La même magie bourgeoise à tous les points où la malle nous déposera ! Le plus élémentaire physicien sent qu’il n’est plus possible de se soumettre à cette atmosphère personnelle, brume de remords physiques, dont la constatation est déjà une affliction. »


Quant à la fin de l’atmosphère personnelle, on remercie le poète de nous l’avoir annoncée. Aujourd’hui on a les benzodiazépines et les livres de développement personnel pour achever de nous faire ressembler à tout le monde.


Votre Zuckerberg président ? Et mon Rimbaud alors ?


 Nicolas Bonnal


Notes



  • Dostoïevski et la modernité occidentale (Amazon.fr)

  • Chroniques sur la fin de l’histoire (Amazon.fr)

  • Illuminations, d’où sont extraits tous les textes cités ici (poetes.com)



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