Si tant est que le crucifix au-dessus du siège du président de l'Assemblée nationale a une valeur patrimoniale, il ne faut pas le laisser là où il est mais le transporter ailleurs dans l'Hôtel du Parlement, là où cette valeur pourra être reconnue sans ambiguïté aucune. Quant au Salon bleu, il deviendra lui aussi, et sans ambiguïté, le salon de la nation civique que le Québec est devenu.
La lecture des textes parus depuis quelques jours dans les journaux a permis de constater l'existence d'un certain consensus autour de la signification actuelle de ce symbole. On en reconnaît avant tout la valeur patrimoniale: il rappelle, soutient-on, les origines catholiques du peuple québécois, fait historique effectivement indéniable. C'est au nom de cette valeur patrimoniale que ceux qui veulent le voir demeurer là où il se trouve légitiment leur position. Même le cardinal Marc Ouellet de Québec lui a accolé cette signification au cours d'un petit débat diffusé en janvier au Téléjournal de Radio-Canada.
Bref, ce crucifix n'aurait pas la signification politique d'une quelconque union entre l'Église et l'État et, a fortiori, la subordination du second à la première. Accoler une telle signification à ce crucifix est irrecevable pour tout le monde compte tenu de la laïcité de fait de l'Assemblée nationale. En effet, celle-ci est indépendante de toute confession religieuse et se comporte comme telle. C'est l'évidence.
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Sur le sens avant tout patrimonial de ce crucifix, deux réflexions s'imposent pourtant.
Primo, ainsi que le rappelait opportunément l'historien Jacques Rouillard dans Le Devoir du 27 janvier, le crucifix a été placé à l'Assemblée nationale en 1936 et non pas, comme on pourrait le penser spontanément, au XIXe siècle, au moment de la construction de l'Hôtel du Parlement. Si le patrimoine, comme on le lit dans Le Petit Robert, est «ce qui est considéré comme un bien propre, comme une propriété transmise par les ancêtres», le crucifix aura été légué à mes enfants par la génération de leurs grands-parents!
Selon le même Petit Robert, les ancêtres sont «les ascendants au-delà du grand-père». Bref, la valeur patrimoniale du crucifix lui est maintenant conférée a posteriori. Cela n'est pas une raison pour la rejeter. Mais il faut creuser la question. Le Québec dispose pour ce faire d'une commission des biens culturels à laquelle je suggère d'en confier l'étude.
Secundo, le professeur Rouillard explique le geste de Maurice Duplessis pour des raisons avant tout politiques: «Cette décision de Duplessis n'est pas fortuite; elle correspond au désir du nouveau gouvernement d'effectuer un virage dans les relations entre l'Église et l'État québécois. Duplessis veut montrer qu'il se distingue des gouvernements libéraux antérieurs en étant davantage à l'écoute des principes catholiques.» Pour sa part, le secrétaire de la province de l'époque, Albiny Paquette, qui s'est attribué la paternité de cette initiative, écrivait en 1977: «Je déclarais dans un discours à la Chambre que je voulais, par ce geste, donner aux valeurs spirituelles et religieuses l'importance qui leur revient dans notre société chrétienne.» (J.-G. Pelletier, «Le crucifix à l'Assemblée nationale», Bulletin de la bibliothèque de l'Assemblée nationale du Québec, novembre 1988.) Louis-Philippe Roy, de L'Action catholique, avait vu dans ce geste un «acte de foi».
Ambiguïté
J'ajouterais ceci: selon l'ecclésiologie du temps (et qui disparaîtra avec Vatican II), l'Église et l'État constituent deux «sociétés parfaites» en ce qu'elles disposent toutes les deux des moyens adéquats pour atteindre leurs fins. Mais l'Église poursuit une fin d'ordre spirituel, c'est-à-dire le salut de ses membres, et s'estime donc responsable de définir les valeurs individuelles, sociales et surtout morales qui, au sein d'une nation catholique comme la nôtre, sont susceptibles de mener chacun à cette fin. Elle n'hésite donc pas à intervenir dans les affaires publiques.
C'est dans cette même perspective que l'Église revendique, entre autres, la responsabilité d'assurer la gouverne du système éducatif dont la fin ultime est, à ses yeux, le salut des personnes. Cette responsabilité, l'État la lui reconnaîtra dès 1855 et jusqu'en 1964, année de la création du ministère de l'Éducation.
On le voit, la valeur patrimoniale du crucifix de l'Assemblée nationale, compte tenu tant de son histoire propre que des rapports historiques entre l'Église d'ici et l'État, est aussi ambiguë.
Cette ambiguïté perdure aussi à travers le dispositif scénographique dans lequel il est placé. Accroché au-dessus du siège de la présidence, comme dans les églises au-dessus du maître-autel, la croix renvoie en soi à sa signification religieuse première. Les parlementaires ne le voient sans doute plus. Mais les visiteurs, et surtout les visiteurs étrangers, ne peuvent pas ne pas se demander si l'État québécois n'est pas officiellement catholique. C'est le propre des symboles de recevoir des interprétations diverses. Mais pour le commun des mortels, le crucifix, c'est le symbole identitaire par excellence de l'Église catholique. Il s'en trouve sur toutes ses églises, et ce n'est pas pour des raisons patrimoniales.
La présence de ce crucifix soulève par ailleurs la question plus générale de la présence d'un symbole religieux, en outre particulier à une confession, dans cet espace public qu'est le Salon des représentants de la nation québécoise, nation marquée par le pluralisme religieux et séculier toujours grandissant, malgré la prédominance démographique des chrétiens. Ce pluralisme se reflète aussi parmi les parlementaires et ira probablement croissant.
Pour sa part, Fatima Houda-Pepin, de confession musulmane, se sent à l'aise. D'autres, peut-être pas, et ce, même s'ils sont nés et ont grandi dans un Québec chrétien et catholique, qui s'est longtemps affiché comme tel. Aussi, même en affirmant d'emblée la valeur patrimoniale de ce crucifix, il n'est pas certain qu'il soit sage de le maintenir là en raison de l'ambiguïté qui perdurera.
Ailleurs au Parlement
L'Assemblée nationale, comme les salles de conseils municipaux et les tribunaux, sont des lieux où agit l'État. Aussi importe-t-il que les citoyens qui s'y retrouvent comme acteurs principaux ou témoins puissent se savoir et se sentir pleinement égaux devant la loi, quelles que soient leurs croyances.
Peut-être ce symbole porte-t-il effectivement atteinte à la liberté de religion ou de conscience de ces citoyens et à l'égalité de tous devant la loi. C'est là une question qui mérite d'être examinée plus à fond par la Commission des droits et libertés de la personne, comme elle l'a déjà fait en ce qui concerne la prière dans les salles de conseils municipaux afin d'éclairer le débat public.
Enfin, malgré les circonstances qui ont vu apparaître le crucifix à l'Assemblée nationale, je suis pour ma part sensible à l'argumentaire patrimonial. Mais dans cette perspective, il y aurait lieu de le déplacer à l'intérieur de l'Hôtel du Parlement, à un endroit où cette valeur serait reconnue sans ambiguïté aucune.
Quand on visite ce bâtiment, on peut voir dans le corridor du rez-de-chaussée des illustrations qui racontent l'histoire du Parlement. On peut y admirer la galerie des portraits des présidents de l'Assemblée législative, devenue nationale en 1967 (y compris un magnifique Lemieux). On peut lire une plaque commémorative de cette loi des années 1830 accordant aux juifs du Bas-Canada les mêmes droits civiques qu'aux autres sujets de Sa Majesté. On pourrait aussi déplacer ce crucifix dans ce corridor en y apposant une plaque rappelant son histoire et sa signification patrimoniale.
On pourrait faire mieux. On pourrait ouvrir, dans une salle de ce même corridor ou dans un autre lieu accessible au public, un petit musée de l'Assemblée nationale du Québec dans lequel on retrouverait les objets les plus précieux de son patrimoine. Et c'est là qu'on pourrait y «porter la croix».
Jean-Pierre Proulx, Professeur à la faculté des sciences de l'éducation de l'Université de Montréal
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