Dépeint comme un «prédateur», un professeur poursuit une étudiante

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Les dérives du féminisme inquisiteur

La vague #metoo va-t-elle trop loin ? C'est ce que prétend un professeur adjoint à l'Université McGill, qui poursuit en diffamation une étudiante et un collègue ayant mené une « campagne impitoyable », selon lui, pour le dépeindre comme un prédateur sexuel et l'empêcher d'obtenir sa permanence.


Dans la requête déposée en cour, Ahmed Fekry Ibrahim estime être « maintenant considéré comme un agresseur sexuel, un harceleur, un violeur et un individu louche alors qu'en fait, tout ce qu'il a jamais fait est d'avoir une relation consensuelle avec une étudiante ».


Professeur adjoint à l'Institut d'études islamiques de l'Université McGill, Ahmed Fekry Ibrahim réclame 600 000 $ à l'étudiante Sarah Abdelshamy et au professeur adjoint Pasha Khan, selon la requête déposée la semaine dernière au palais de justice de Montréal.


M. Ibrahim, un expert de la loi islamique, a appris le 1er mai qu'un poste permanent lui avait été refusé et qu'il devrait quitter l'Université McGill à la fin de son contrat. « Cette décision a été lourdement influencée par la campagne impitoyable menée contre lui », lit-on dans la poursuite.


M. Ibrahim « est maintenant considéré comme un agresseur sexuel, un harceleur, un violeur et un individu louche alors qu'en fait, tout ce qu'il a jamais fait est d'avoir une relation consensuelle avec une étudiante », lit-on dans la requête.


 


Cette relation a duré environ un an, admet M. Ibrahim dans ce document. Lorsqu'elle a pris fin, en avril 2015, il croyait pouvoir mettre cet épisode « derrière lui et se concentrer sur sa carrière ».


Il avait tort. Dès l'automne 2016, des étudiants ont commencé à se mobiliser pour l'empêcher d'obtenir sa permanence en raison de la relation qu'il avait entretenue avec cette étudiante, qui n'est pas nommée dans la requête.


Sarah Abdelshamy admet avoir dénoncé publiquement les inconduites sexuelles du professeur Ibrahim, mais nie avoir agi par vengeance à la suite d'un vif débat sur l'islamophobie qui a mal tourné en classe.


UN DÉBAT DÉRAPE


Les problèmes du professeur adjoint auraient toutefois véritablement commencé en février 2017, quelques jours après l'attentat à la mosquée de Québec. M. Ibrahim s'était alors servi de la tragédie pour lancer un débat sur l'islamophobie en classe.


Le sujet était chaud, émotif. Le débat a mal tourné. Une étudiante musulmane, Sarah Abdelshamy, était « agitée et très en colère », selon la requête déposée en Cour supérieure.


Mme Abdelshamy s'est indignée de la façon dont elle avait été traitée par son professeur dans un texte virulent publié en février 2017 par le journal étudiant The McGill Daily.


« Au cours du débat, il m'a interrompue à plusieurs reprises (une femme visiblement musulmane) et ne m'a pas donné assez de temps pour articuler correctement mes pensées, a-t-elle écrit. L'environnement de la classe était extrêmement hostile et inconfortable. »


Peu après ce débat, Mme Abdelshamy aurait affirmé à des étudiants qu'elle ferait renvoyer M. Ibrahim, avance la requête. Dans les mois suivants, elle aurait fait circuler une pétition pour exhorter l'université à lui refuser sa permanence et l'aurait traité de « violeur » lors d'une réunion publique.


Mme Abdelshamy admet avoir dénoncé publiquement les inconduites sexuelles du professeur Ibrahim, mais « nie avoir agi par vengeance » à la suite du vif débat sur l'islamophobie, selon son avocate, Audrey Boctor. « Elle a dénoncé les agissements de M. Ibrahim. Elle a fait part de ses préoccupations publiquement. D'autres associations d'étudiants ont fait part de leurs préoccupations par rapport au professeur », souligne Me Boctor.


La pétition dénonçant les multiples avances sexuelles non sollicitées du professeur Ibrahim auprès d'étudiantes a été signée par une cinquantaine d'étudiants de l'Institut d'études islamiques, selon un article publié à l'époque par le McGill Daily.


À partir de septembre 2017, des autocollants anonymes sont apparus dans les toilettes du campus, qualifiant M. Ibrahim de prédateur sexuel. « Il y a une très forte probabilité que Mme Abdelshamy soit responsable de ces messages », avance M. Ibrahim dans sa requête.


Me Boctor refuse de commenter cette affirmation « par respect pour ce mouvement, qui est basé sur un esprit d'anonymat ».


« Nous allons défendre le droit de ma cliente de dénoncer une conduite qu'elle juge inappropriée au sein de la communauté universitaire, dit Me Boctor. Ces poursuites n'ont pas juste un effet sur elle en tant qu'étudiante, mais elles ont aussi un effet d'intimidation sur un peu tout le monde. »


Pasha Khan professeur adjoint à l'Université McGill, est poursuivi par Ahmed Fekry Ibrahim qui lui reproche d'avoir manoeuvré pour l'empêcher d'obtenir sa permanence.


UN COLLÈGUE POURSUIVI


M. Ibrahim allègue dans sa poursuite qu'un collègue, Pasha Khan, aurait également manoeuvré pour l'empêcher d'obtenir sa permanence. M. Khan aurait notamment raconté à une étudiante que M. Ibrahim était un « violeur », un « prédateur sexuel » et que les femmes avaient « extrêmement peur » de lui, lit-on dans la requête.


M. Khan aurait prévenu cette étudiante par courriel que M. Ibrahim était « coupable d'avoir entretenu des relations avec de multiples étudiantes de premier cycle » à l'Institut d'études islamiques.


Invité à réagir, M. Khan n'a pas répondu aux courriels de La Presse.


La réputation de M. Ibrahim, « décrit comme quelqu'un qui manipulait les jeunes femmes vulnérables pour coucher avec elles », est irrémédiablement ternie, prétend la poursuite. 


« Il est passé de professeur d'excellente réputation à paria dans ce domaine académique. » Ses chances de trouver un nouvel emploi sont d'autant plus faibles que son domaine d'études, la loi islamique, est très pointu.


L'avocat Julius Grey, qui représente M. Ibrahim, refuse de commenter le cas de son client.


De façon générale, toutefois, il s'indigne des dérives engendrées, selon lui, par la vague de dénonciations #metoo - un phénomène qu'il associe au maccarthysme. « Nous devons arrêter cet enthousiasme sans bornes qui s'est emparé de nous il y a quelques mois, dit Me Grey. Il n'est pas justifiable de redresser un tort par un autre, sans aucune forme de vérification. La sympathie est toujours d'un côté, on croit toujours un côté. Ce n'est pas raisonnable. »


L'Université McGill a refusé de commenter cette affaire.


L'ASSOCIATION ÉTUDIANTE RÉAGIT


Dans un communiqué publié hier, l'Association étudiante de l'Université McGill (AEUM) appuie sans réserve Mme Abdelshamy, condamne en termes forts la poursuite intentée contre cette dernière - et écorche l'Université McGill au passage.


« Il s'agit d'une tentative d'intimidation flagrante en réponse à la capacité des étudiants à dénoncer et à se protéger entre eux de la violence sexuelle, alors que notre institution a échoué à le faire à plusieurs reprises », lit-on dans ce communiqué.


Qu'une étudiante se heurte maintenant à une poursuite en diffamation pour avoir dénoncé l'un des « prédateurs connus » du corps professoral constitue « un acte d'accusation sévère à l'encontre de la culture institutionnelle de McGill », dénonce l'AEUM.


M. Ibrahim ne peut affirmer avoir entretenu une « relation consensuelle » avec l'une de ses étudiantes, puisque cette relation constitue un abus de confiance, de pouvoir ou d'autorité en vertu de la politique contre la violence sexuelle de McGill, fait valoir l'AEUM.


« La description que fait M. Ibrahim de son comportement passé et des allégations d'abus auxquelles il est confronté est profondément trompeuse », conclut l'AEUM, soulignant que « plusieurs étudiantes » avaient déjà dénoncé les inconduites sexuelles de ce professeur adjoint.


Liaisons dangereuses


Un universitaire peut-il entretenir une relation intime avec une étudiante majeure et consentante ?


La question soulève les passions à l'Université McGill, où des centaines d'étudiants ont manifesté sur le campus, en avril, pour dénoncer l'apparente inaction de l'administration face aux allégations de harcèlement ou d'inconduite sexuelle de la part d'une poignée de membres du corps professoral.


Les manifestants reprochaient à la direction d'être parfaitement au courant des allégations visant cinq professeurs, mais de prétexter l'absence de plainte formelle pour ne rien faire. Selon eux, bien des victimes n'oseraient pas dénoncer, par crainte de nuire à leur parcours universitaire.


Quelques jours après cette manifestation, 148 professeurs de McGill ont ajouté de la pression en exhortant publiquement l'Université à interdire les relations sexuelles entre professeurs et étudiants.


ENQUÊTEUR INDÉPENDANT


En réponse aux demandes pressantes de la communauté universitaire, l'administration nommera un enquêteur indépendant chargé de recevoir les plaintes de violence et d'inconduite sexuelle visant les membres du corps professoral. Cet enquêteur entrera en fonction à l'automne 2018.


L'Université McGill a aussi formé un comité ad hoc chargé d'étudier les politiques sur les relations intimes entre profs et étudiants, puis de formuler des recommandations. 


« Divers membres de la communauté mcgilloise nous demandaient depuis un certain temps de clarifier les règles existantes. » 


- Chris Chipello, responsable des relations médias de l'Université McGill


En attendant les recommandations de ce comité, l'Université a publié des « lignes directrices sur les relations intimes entre des membres du personnel enseignant et des étudiants ».


« Bien que l'on puisse consentir en toute légalité à une activité sexuelle dans le cadre d'une telle relation, le consentement est vicié s'il a été obtenu à la faveur d'une conduite relevant de l'abus de confiance, de pouvoir et d'autorité », prévient-on dans ce document de deux pages, rédigé en mai.


Ces lignes directrices stipulent qu'un professeur qui couche avec son étudiante se place inévitablement en conflit d'intérêts. Il a le devoir de divulguer cette relation sans délai, sans quoi il s'expose à des sanctions disciplinaires.


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