Égypte: révolution ou coup d'État?

Tribune libre

La crise politique qui secoue l'Égypte, à l'heure actuelle, est une véritable anomalie dans le monde arabe. Les meilleurs spécialistes sur la région en sont abasourdis, la complexité d'un tel conflit n'est pas étonnante dans ce labyrinthe géopolitique, qui est le Moyen-Orient. Cependant, le cas de l'Égypte contemporain postrévolutionnaire, a réussi à introduire de nouvelles variables dans ce fiasco politique. Alourdissant la tâche des analystes, par conséquent, mais permettant aussi une plus grande marge de manoeuvre intellectuelle qui permettrait de concevoir une solution aux nombreuses altercations, qui afflige le monde arabo-musulman, depuis l'ère ottomane.
Après la chute de l'ancien président islamiste Mohammed Morsi, les experts ou ceux et celles qui se considèrent des autorités sur la politique du Moyen-Orient, ce sont fragmentés en deux camps opposés. Les premiers, que je nomme les optimistes de la révolution et les secondes les pessimistes de la révolution. Cette division, va au-delà d'une simple querelle idéologique traditionnelle entre la gauche et la droite, même si l’on y retrouve ces éléments dans la mêlée, la grande différence entre les deux camps est plutôt celle d'attitude et non seulement d'idéologie. Car, à l'intérieur même des courants progressistes et conservateurs, il existe de multitudes interprétations, ainsi qu'une pluralité de sentiments, allant de l'exaltation à de profondes incertitudes. L'Égypte vit, certes, un énorme bouleversement sociopolitique, mais la question à se poser, et celle qui trouble le plus nos chers spécialistes, est la suivante: est-elle en train de progresser, s'aggraver ou simplement, se maintient-elle sous différentes formes? Moi-même, je ne suis pas à l'abri de ce clivage perceptuel, néanmoins, je tenterai d'offrir mon analyse de la situation en m'efforçant d'être le plus objectif possible.
Le grand débat sur la crise politique actuelle se focalise autour du rôle qu'a joué l'armée égyptienne dans le renversement de Morsi. En réponse à l'inondation des rues par le peuple égyptien le 30 juin, estimer entre 14 et 16 millions d'individus écoeurés par les politiques ''mubarakistes'' du président Morsi, les forces armées sont intervenues à la demande du peuple, réclament le chavirement de Morsi. De la sorte, d'un coup de force, le premier président égyptien démocratiquement élu l'an dernier, a été destitué par l'armée. Or, pendant que le peuple célébré, ce qui paraissait à leurs yeux, comme la continuation de la révolution de 2011, les analystes (surtout ceux provenant de l'Occident), ont qualifié la chute de Morsi de 'coup d'État', perpétrer par les militaires afin de préserver le statu quo et maintenir la prépondérance des intérêts américains dans le pays. Il est, néanmoins, juste de caractériser le renversement du président comme un coup d'État, selon la définition classique du terme; ''...un coup d'État est un renversement du pouvoir par une personne investie d'une autorité, de façon illégale...'' Ainsi, conformément à cette définition, il est absolument juste de caractériser l'évènement du 3 juillet de 'coup d'État'. Mais, ceci soulève un vieux débat philosophique, à savoir si légalité égale légitimité. Il existe en démocratie représentative, plusieurs apories, notamment la question du légitime pouvoir et la manière de l'exercer. Si la démocratie, par définition, représente le pouvoir du peuple souverain et que les représentants élus sont chargés d'exercer ce pouvoir, est-ce qu'il incombe forcément à ces mêmes représentants, la souveraineté du peuple? Autrement dit, les élus deviennent-ils des souverains temporaires, dont le pouvoir serait incontestable durant leur mandat?
Le suffrage universel octroi légitimité politique au candidat élu, cependant, la légitimité du suffrage universel est établie sur la souveraineté du peuple. Or, suivant un an de gouvernance islamiste, désigné de gouvernance « mubarakiste sans Mubarak », Tamarod, le mouvement populaire anti-Morsi, dirigé par le parti Kafaya, a réussi à récolter au-dessus de 17 millions de signataires demandant la démission du président et de son cabinet. Morsi et ses 'frères' ont refusé de céder aux demandes du peuple, stipulant avoir était démocratiquement élu. De toute évidence, il existe une contradiction entre les principes démocratiques et l’idéologie islamiste. Il me semble un peu malhonnête, sinon tout à fait hypocrite de faire appel à ce concept de démocratie, qui est farouchement vilipendé dans la charte des frères et par leurs idéologues, notamment, Said Kotb, l’infâme intellectuel islamiste, pendu par Nasser dans les années 50. La souveraineté du peuple n’est pas reconnue par les islamistes, car Dieu seul est l’ultime législateur et l’unique souverain. Ceci pourrait expliquer le raisonnement derrière le décret constitutionnel, amorcé par Morsi, lui accordant un pouvoir quasi total sur les offices exécutif et législatif du gouvernement. De ce fait, la contre-révolution s’est manifestée par la prise du pouvoir des frères musulmans. En observant les effets du prolongement des politiques néolibérales, entamées initialement sous Moubarak, du renforcement des politiques d’austérité qui ont étranglé l’économie égyptienne et qui ont provoqué la détérioration de la classe moyenne, à la jubilation du FMI et de Wall Street, ceci devient apparent. Pareillement, le rapprochement avec l’ennemi sioniste était, à la fois, fortuit et hardi. Les assauts contre les tunnels d’approvisionnements à Gaza se sont amplifiés sous le règne de Morsi, contre le Hamas, un lointain allier idéologique des frères musulmans. Celui-ci a même osé appeler Shimon Peres (responsable de l’opération raisins de colère en 1996 au Liban), son « bon ami ». Encore plus consternante, sont les nombreuses libertés individuelles acquises et sauvegardées sous le règne de Moubarak, mais littéralement bafouées au nom de la loi islamiques, sous celui des frères musulmans. Et quoi dire, de son soutien inconditionnel aux rebelles wahabistes en Syrie? Étant, selon moi, la goûte qui a fait verser le vase.
Aux yeux du peuple, Mohammed Morsi avait manifestement perdu toute légitimité à gouverner. Par un acte de démocratie directe et participative, le peuple s’est soulevé, employant les mêmes tactiques non violentes de protestation usées contre Moubarak, pour le détrôner. Cependant, et voici ce qui affole les analystes sur les évènements du 3 juillet, l’armée avait destitué Morsi et l’on placé sous état d’arrestation à domicile, encore, qualifier par plusieurs d’un « Coup d’État » commis par les militaires sous les ordres de Washington pour poursuivre avec la contre-révolution. Il y a plusieurs éléments, qui entre en compte, et qui peuvent très bien accorder crédibilité à un tel postulat. Premièrement, les liens étroits entre plusieurs hauts placés des forces armées égyptiennes et le Pentagone. Deuxièmement, le désir de préserver l’aide financière américaine à l’armée, second plus grand bénéficiaire en aide militaire, après Israël. Et en troisième lieu, le souhait de voir les fallouls reprendre le pouvoir et maintenir le statu quo. L’exemple par excellence, étant le colonel général Abdul Fattah El-Sissi, qui a obtenu son éducation militaire aux 'Joint Command and Staff College' au Royaume-Uni, ainsi qu’aux 'US army college' en Pennsylvanie et qui maintient des liens étroits avec le secrétaire de la défense Chuck Hagel et le général des forces armées américaine Martin Dempsey. Son prédécesseur, le maréchal Mohammed Hussein Tantawi, qui a dirigé une unité de l’armée égyptienne contre les forces de Saddam Hussein, durant la première guerre du Golfe au service des impérialistes, a aussi, quant à lui, une affiliation serrée avec Washington. Pour en savoir plus sur les liens entre l’armée égyptienne et américaine, je vous réfère à l’article de Philippe Leymarie, chroniqueur au journal Le Monde Diplomatique.
Donc, les inquiétudes des pessimistes de la révolution sont justifiables, et le rôle de l’armée dans cette crise, en est la cause principale. Pourtant, les manifestants ont imploré l’intervention de l’armée, comme en janvier 2011, pour renverser le tyran. Mais, contrairement aux premiers soulèvements en 2011, l’armée a réagi promptement et n’a pas laissé les manifestations perdurer longtemps, accordant à Morsi 48 heures pour abdiquer son poste. De plus, El-Sissi partage une affinité religieuse avec les frères, il a été nommé chef des forces armées et ministre de la défense, par Morsi lui-même. Ainsi que, le nouveau président par intérim Adly Mansour, l'ancien président du conseil constitutionnel, nominé au poste par Morsi.
Or, les individus à la tête du coup d'État étaient eux-mêmes des personnalités proches du régime islamiste. Les pessimistes avancent l’idée d’une possible ingérence impérialiste, l’armée égyptienne, commander par Washington, aurait utilisé les soulèvements comme prétexte pour saisir le pouvoir et contourner la seconde vague révolutionnaire. Encore, il serait imprudent d’écarter une telle possibilité, on verra si les commandants militaires demeurons fidèle à la nouvelle feuille de route, le temps seulement nous le dira. Mais pour l’instant, il est plutôt question de probabilité, il faut analyser la crise dans son contexte national avant de sacrifier la révolution aux théories du complot. Pour saisir l’ampleur de la situation politique en Égypte, il est important de comprendre les dynamiques sociopolitiques de la société égyptienne dans leurs intégralités, une société nouvellement politisée dont les divers courants idéologiques s’affrontent de façon plus ferme et profonde. Ces événements, ont produit une évolution des pensées, et ont contribué à introduire dans l’imaginaire collectif l'esprit de la Révolution française, où germent les notions fondamentales de laïcité, d'égalité, de liberté individuelle, mais aussi, de responsabilité civique. Je soupçonne, que l'armée et ses dirigeants sont très bien conscients du bouleversement psychologique qu'a subi le peuple durant ces dernières années volatiles. Ils savent bien, que le peuple n'est plus facilement maniable et qu'il se soulèvera, dès qu'il pressent la moindre tentative de détourner les acquis de sa révolution. Les Américains et l'Occident en général, ne perçoivent pas la population égyptienne comme étant une énorme entrave à leur schéma impériale pour la région. Cette dépréciation, de la part des puissances occidentales vis-à-vis le contrôle que détient le peuple sur ses propres affaires, peu et va, à mon avis, leur coûté cher. Le peuple Égyptienne, est parvenu à donner une leçon en démocratie aux populations en Occident, dont les gouvernements considèrent inerte envers la chose publique. Les pessimistes, sous-estiment à leur tour, l'envergure de la révolution de 2011 et ses impacts sur la psyché collective.
Depuis, la naissance de l'Islam, les sociétés arabes n’ont jamais pu se départir de la religion pour déterminer et fonder une pensée politique. La séparation des pouvoirs temporels et spirituels était tout simplement un non-sens, ce qui a concouru pendant aussi longtemps à l'impasse politique de ces sociétés. Le monde arabo-musulman a vécu sa renaissance avant de vivre son moyen-âge. Aujourd'hui, nous voyons en Égypte, ce que plusieurs islamogues ont cru être un obstacle insurmontable, l'exorde possible d'une seconde renaissance arabo-musulmane où le peuple, finalement réuni sous un drapeau national et où les barrières religieuses, sexuelles, générationnelles sont dépassées. En d'autres mots, c'est le début de la fin du tribalisme. Quant à moi, je me considère optimiste.


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6 commentaires

  • Archives de Vigile Répondre

    24 juillet 2013

    @Suzie,
    J'ai beaucoup de difficulté à accepter que l'armée ne soit plus le grand meneur du jeu dans ce pays.
    Si l'armée serait intervenu avec les anti-Morsi aussi rapidement qu'ils l'ont fait pour les pro-Morsi, il n'y aurait jamais eu 22 millions de personnes dans la rue.
    Ils ont laissés aller les choses. Probablement parce que cela faisait bien leur affaire.

  • Archives de Vigile Répondre

    24 juillet 2013

    22 millions de personnes dans les rues, Gaston, c'est quand même assez, me semble.
    Voyez: https://www.youtube.com/watch?v=qMIJ0lddK5M
    https://www.youtube.com/watch?v=AyGuOF8iz-M
    On peut dire que ce n'est pas l'armée qui fait ça, je pense.
    On peut dire que lorsque l'armée a dit à Morsi qu'il avait 48 h, c'était presque lui sauver la vie parce que dans ces 22 millions je pense qu'il y en avait qui l'aurait sortie par la peau du cou.
    Me semble que l'armée a fait comme le monde le réclamait. Pas nécessaire d'inventer des complots de l'armée. Le monde dans la rue, c'est pas un complot.
    L'analyse de Serge Charbonneau me semble bien correcte.

  • Archives de Vigile Répondre

    21 juillet 2013

    ... Suite du message précédent.
    À peine deux mois après son élection, Morsi s'est audacieusement attaqué au pouvoir militaire. Voir ICI.
    Je cite un extrait: "Morsi a signé un décret limogeant le maréchal Hussein Tantaoui, ministre de la Défense, qui avait de facto dirigé le pays après la chute de Hosni Moubarak, le chef d'état-major général de l'armée nationale Sami Anan ainsi que plusieurs autres hauts responsables militaires."
    Pas de réactions apparentes de la part des militaires. Étonnant!
    Ma théorie est qu'ils auraient utilisés leur pouvoir économique afin d'amener la population à réclamer de nouvelles élections. Apparemment, le jour suivant le départ de Morsi, les pénuries dont souffraient les égyptiens ont soudainement commencés à se résorber.
    Les militaires ont donc une deuxième chance pour placer quelqu'un de plus compréhensif envers eux. Les manifestations ont cessés, les gens sont rentrés chez-eux, et on prépare la prise #2 du grand exercice démocratique. Cette fois-ci, le metteur en scène va s'assurer que le scénario soit suivi à la lettre.
    Au Canada, comme aux États-Unis, comme dans bien d'autres pays (dont l'Égypte), c'est le pouvoir économique qui contrôle le pouvoir politique. Pour mieux comprendre ce qui se passe dans un pays (ou ne se passe pas), il faut suivre la trace de l'argent et des intérêts des oligarques économique.
    En Égypte, l'armée détient le pouvoir économique et le pouvoir policier. Le pouvoir politique n'est qu'une façade pour leurrer la population. Avec Morsi, l'armée risquait de perdre le contrôle du pouvoir politique. Cela était inacceptable.

  • Archives de Vigile Répondre

    21 juillet 2013

    Dans les références que vous citez Suzie, M. Serge Charbonneau apporte son interprétation aux événements en Égypte. Pour lui, c'est la population qui a forcé la main aux militaires pour reverser Morsi. L'armée n'aurait donc que simplement obéi à la volonté populaire. C'est une explication qui en vaut bien d'autres.
    Moi, j'aurais plutôt tendance à penser que ce sont les militaires qui furent le facteur déterminant dans cette saga. Un aspect de ce conflit, dont bien peu de personne parle est l'aspect économique. M. Truffaut, du Devoir, fut un des rares à nous expliquer le rôle des militaires dans l'économie égyptienne. Voici sa chronique.
    Je cite un extrait: "On sait peu - beaucoup trop peu - que sur le front de l’économie, la position de l’armée est celle du parrain, dans le sens mafieux du terme. À preuve : la somme des activités commerciales et industrielles menées, dirigées par les militaires égale environ le tiers du PIB ! On insiste, les gradés détiennent le monopole sur le tiers de l’économie. De fait, ils sont en mesure de dicter la marche à suivre à tous les secteurs."
    Les manifestations ayant mené à la mise au rancard de Moubarak étaient justifié par la faim et la misère. Donc, économique. Ces perturbations mettaient en danger les intérêts économiques du pays (donc, des généraux). Il fallait mettre le couvercle sur la marmite, tout en protégeant l'économie. On a donc décider de flusher Moubarak, et de le remplacer par un autre pour donner l'illusion que la population a été écoutée. Cela a fonctionner. Les manifestants ont quittés la place Tahrir, pour retourner à leurs occupations.
    L'armée a alors préparé des élections. On était convaincu de pouvoir faire élire son homme. Surprise! Celui qu'ils ne voulaient pas voir prendre le pouvoir politique du pays a déjoué leurs plans. C'était préoccupant.
    À suivre...

  • Archives de Vigile Répondre

    19 juillet 2013

    Pour lire sur le sujet
    La chute du pion Morsi
    http://www.les7duquebec.com/7-de-garde-2/la-chute-du-pion-morsi/
    Et
    À la recherche d’un «Nasser»
    http://www.les7duquebec.com/7-de-garde-2/a-la-recherche-dun-nasser/

  • Archives de Vigile Répondre

    19 juillet 2013

    Salut Eid,
    Dans Le Devoir de ce matin, le consul général de l'Égypte à Montréal a publié un article qui va un peu dans le même sens que le tien: ICI
    Tu peux y lire le commentaire que j'y ai soumis.
    Est-ce que tu prétends que Morsi s'apprêtait à interdire toute élection dans le futur, et que le peuple n'aurait plus jamais l'opportunité de le renverser par les urnes?
    Une autre question qui me chicotte: Pourquoi l'armée n'est pas intervenu durant les manifestations anti-Morsi (elle laissait faire, comme si cela faisait bien son affaire), et intervient maintenant avec rapidité et vigueur contre les manifestations pro-Morsi?
    Finalement, l'armée a mis sous arrêt Morsi. De quoi l'accuse-t-on au juste?
    Gaston.