Il y a 50 ans, la commission Salvas

Favoritisme et corruption nourrissent la caisse électorale

«C'est probablement une des grandes causes de la disparition du patronage.» -- Jean Lesage

Commission Charbonneau



Nous publions le second de deux textes sur la commission Salvas qui, dans les années 1960, s'est attardée à un système de corruption imbriqué dans les sphères politiques du Québec.
Bien avant la parution du second rapport de la commission Salvas, en juillet 1963, portant sur les méthodes d'achat au sein du Service des achats du gouvernement du Québec et au ministère de la Colonisation, les audiences publiques de mai 1961 à mai 1962 avaient révélé au grand jour qu'un système généralisé de favoritisme et de corruption, servant essentiellement à alimenter la caisse électorale de l'Union nationale et ses partisans, avait été mis en place sous l'administration unioniste.
Le contenu du rapport
Le rapport révèle que pour chaque contrat d'achat il existait «une convention accessoire» entre le directeur du Service, Alfred Hardy, le conseiller législatif, Gérald Martineau, ou encore, le ministre Jos-D. Bégin et les compagnies traitant avec le gouvernement. Cette convention engageait les entreprises à payer des commissions à des intermédiaires. «Ces intermédiaires étaient, sauf de rares exceptions, des organisateurs et autres partisans dévoués de l'Union nationale. Ils étaient étrangers au commerce de la compagnie vendeuse et, pour la grande majorité, ils étaient même inconnus de cette dernière.» Le versement de ces commissions impliquait très souvent que «les prix mentionnés aux contrats [...] étaient supérieurs aux prix de détail».
La preuve recueillie par les commissaires démontre que la facture pour les contribuables québécois desdites ristournes se chiffre à près de deux millions de dollars et qu'en l'absence d'un tel système, le gouvernement aurait pu économiser une telle somme.
Les commissaires qualifient ce système d'«immoral, scandaleux, humiliant et inquiétant pour le public de cette province», mais, curieusement, évitent de le qualifier d'illégal! Ils ajoutent même que «l'un de ses malheureux effets a été de corrompre le sens moral d'une partie de la population».
Les recommandations
Dans leur rapport, les commissaires vont émettre cinq recommandations principales. Premièrement, intenter des poursuites criminelles contre cinq personnes.

Le directeur du Service des achats, Alfred Hardy, ce «mauvais serviteur de la province». «Il a exercé ses hautes fonctions au bénéfice d'un parti politique. Il lui est arrivé de les exercer à ses fins personnelles.»
Le conseiller législatif et trésorier de l'Union nationale, Gérald Martineau, qui a fait preuve de «cynisme» en vantant sa participation et les mérites d'un tel système.
Le député de Dorchester et ministre de la Colonisation, Joseph-Damase Bégin, «un administrateur infidèle et indigne des affaires de la province».

Ces deux derniers sont accusés d'avoir favorisé les intérêts politiques de leur parti et leurs intérêts personnels en ayant fait distribuer ou en ayant distribué eux-mêmes des commissions formant des sommes considérables provenant des deniers publics.
Paul Godbout «a pris une part active dans l'application des méthodes d'achat de graine de semence par le ministère de la Colonisation».
Et Arthur Bouchard, actionnaire dans la même compagnie que Jos.-D. Bégin, a reçu à titre de commission la somme de 96 742,34 $ provenant des deniers publics, sous forme d'augmentation de la valeur de ses actions sur des ventes au ministère de la Colonisation.

Les commissaires recommandent deuxièmement que des «sanctions administratives» soient appliquées aux 12 fonctionnaires qui sont toujours en poste parmi les 23 qui ont été recensés à titre d'intermédiaires ayant reçu des commissions ou participé à ce système. Troisièmement, l'adoption d'une loi permettant à l'avenir de pouvoir récupérer toutes les sommes dépensées et de poursuivre tous les auteurs, les participants ou les bénéficiaires, directs ou indirects, d'un tel système de corruption. Quatrièmement, que la Loi de la Législature soit modifiée pour éviter les conflits d'intérêts de la part des députés. Enfin, cinquièmement, l'établissement de meilleurs contrôles de surveillance des dépenses gouvernementales tant par le vérificateur général que par les députés.
En conclusion, les commissaires soulignent que «les intérêts du peuple, qui fournit les argents nécessaires à l'administration de la province, ne sauraient être subordonnés à ceux d'un groupe d'individus sans que soient compromises les bases mêmes de nos institutions politiques».
Les suites du rapport
Le 24 septembre 1963, des accusations criminelles sont portées contre Jos-D. Bégin, Alfred Hardy, Gérald Martineau, Arthur Bouchard et Antonio Talbot. Ce dernier, ex-ministre de la Voirie, est accusé alors que la commission n'a pas recommandé de le poursuivre.
Alfred Hardy et Antonio Talbot sont condamnés à verser une amende. Jos.-D. Bégin est reconnu non coupable des trois chefs d'accusation qui pesaient contre lui. L'accusation contre Arthur Bouchard est abandonnée après l'acquittement de Bégin. Quant à Gérald Martineau, il est reconnu coupable et condamné à trois mois de prison; malade, ce dernier purgera sa peine à l'hôpital.
Selon le criminologue Jean-Paul Brodeur, un des rares spécialistes à s'être intéressés aux procès qui ont suivi cette enquête, l'instance judiciaire a été poreuse à l'intérêt politique, sachant s'adapter spontanément, sans con-trainte ou directives, aux dirigeants politiques en place.
Brodeur constate qu'«il est difficile de ne pas être frappé par le fait que les poursuites prises contre d'anciens membres de l'Union nationale aboutissent toujours à des condamnations sous le régime libéral de M. Lesage alors que les prévenus sont systématiquement acquittés ou libérés par la cour après que l'Union nationale a repris le pouvoir lors de l'élection de juin 1966. Il faut insister sur le fait que ces acquittements et ces abandons de plainte sont autant le fruit d'une retraite de la Couronne que d'une délibération du magistrat».
Le criminologue remarque aussi «la disparité saisissante de l'attitude des juges envers les accusés qui comparaissent devant eux» et le fait que les magistrats ont tous eu une intention arrêtée d'éviter autant que possible de donner des sentences d'incarcération. Enfin, il souligne que les hommes politiques ont tenté de réduire les répercussions du processus judiciaire afin d'éviter de transformer une bataille en une guerre ouverte partisane. Il s'agissait d'éviter à l'avenir d'être victime à leur tour de processus semblable.
Le bilan
Plusieurs années après cette commission, les avis concernant son utilité sont partagés. Ministre sous Lesage, Bona Arsenault estime que ce fut «une erreur». L'ancien directeur du Devoir Gérard Filion considère que Lesage n'aurait pas dû mettre en place cette commission. Selon lui, «la rançon de négligence ou même de malhonnêteté dans le domaine politique, c'est encore le fait d'être défait dans une élection. C'est l'électorat qui est le juge suprême...»
Pour Georges-Émile Lapalme, elle fut «nécessaire, parce que ça indiquait que ça pouvait arriver, des choses comme ça à l'avenir». Mais il trouve «curieux» et «décevant» de constater que les principaux responsables n'aient pas été accusés alors que d'autres l'ont été. Au final, elle «n'a servi, en somme, qu'à prouver l'inutilité des croisades et des croisés». Alfred Hardy s'interroge lui aussi sur les condamnations qui ont suivi cette enquête en se demandant: «Qu'a-t-on fait de certains ministres qui sont morts millionnaires alors que leur traitement n'a jamais dépassé 14 000 $ par année? Pourquoi a-t-on épargné des ministres qui vendaient des nougats avant de faire partie de l'Union nationale et qui, plus tard, ont laissé plus de 2 000 000 $ à leurs descendants?»
Quant à Jean Lesage, qui a institué cette enquête, son jugement est partagé: «Ç'a fait du mal à des gens [...], mais je me demande si ça valait la chandelle. Malgré que, lorsque je regarde l'autre côté de la médaille, je vois que c'est probablement une des grandes causes de la disparition du patronage. [...] Je pense qu'une raison pour laquelle il n'est pas revenu, c'est l'enquête Salvas.»
Somme toute, l'analyse de la commission Salvas démontre que c'est la volonté politique des dirigeants en poste et ceux du système judiciaire, notamment les juges, qui ont joué un rôle important dans cette commission d'enquête et ses suites. Elle démontre aussi que c'est «l'intérêt public» qui a guidé les commissaires dans l'orientation de leurs travaux. Finalement, ses travaux n'ont pas empêché d'entreprendre des poursuites criminelles contre certains témoins et acteurs.
Quant à l'Union nationale, bien qu'elle reprenne le pouvoir en juin 1966, elle ne cesse de décliner par la suite. Sans compter que le souvenir d'un parti corrompu et corrupteur lui restera accolé pour longtemps dans l'imaginaire collectif québécois.
***
Michel Lévesque - Politologue et historien


Laissez un commentaire



Aucun commentaire trouvé

-->