Margaret Atwood s'explique

Harper : déconnecté, dépassé

Élections fédérales du 14 octobre 2008

Une question que l'on se pose de plus en plus au sujet de M. Harper, à la lumière du chaos économique actuel: comment ce film de série B intitulé Le Premier Ministre de Stepford(1) et la crise financière mondiale est-il devenu réalité? Quelle sorte de drogue induit le sourire givré et insouciant de Stephen Harper?
J'ai déclaré récemment que j'appuierais M. Duceppe -- cet ardent séparatiste -- si j'étais dans une circonscription québécoise qui pourrait autrement passer à un néoconservateur. Je suis impénitente: sur ce point, je partage les vues de Danny Williams, de Terre-Neuve, et d'Elizabeth May. On n'a plus le choix: c'est n'importe quoi sauf un gouvernement Harper majoritaire.
Qu'est-ce qui me porte à réagir aussi vivement? Ce n'est pas seulement la question des arts. Il est vrai que Harper ne comprend pas les arts -- surtout l'aspect mathématique des arts, les 87 milliards de dollars, les 1,1 million d'emplois. Mais sa position à l'égard des arts est symptomatique de sa pensée de petit garçon dans sa bulle, déconnecté et dépassé, en toute matière. Comme George Bush, il s'en tient à son idéologie et nie l'évidence; ainsi, même si son dénigrement des arts lui a nui dans les sondages au Québec, il n'a pas fait marche arrière. Au contraire, lors du débat en français, il a traité les artistes d'«enfants gâtés».
Je trouve cela intéressant. Si les artistes adultes sont des «enfants gâtés», que dire des électeurs adultes? Ce sont aussi des enfants: c'est là un point de vue que Harper a adopté au sein des groupes de réflexion du Parti réformiste qui prônaient l'érection d'un mur coupe-feu autour de l'Alberta, à l'University of Calgary. J'arrive d'Edmonton, et c'est ce que l'on m'a dit là-bas. Les gens devraient être contrôlés en coulisse par quelques intelligences supérieures comme la sienne; il faut leur raconter des mensonges mielleux et prendre toutes les décisions vraiment importantes touchant leur vie, sans les consulter.
De l'inconscience ?
C'est ainsi que M. Harper a procédé. Par exemple, l'édition du 29 septembre de Canadian Business -- pas vraiment une feuille de chou gauchisante -- contient un article intitulé «Listerionomics» (Listérionomie), qui nous dit que, pendant que des Canadiens et des Canadiennes mouraient de la listériose cet été, les «neocons» de Harper proposaient de confier à l'industrie alimentaire le contrôle de ses propres inspections -- une recette infaillible de coins ronds et de camouflage -- et de déréglementer l'étiquetage des aliments, de sorte que les fabricants puissent dire n'importe quoi sur les étiquettes. Même les fabricants de produits alimentaires du Canada ont trouvé cette idée «idiote».
M. Harper ne comprend-il pas que certains enfants ont des allergies mortelles? Ne comprend-il pas que les parents veulent savoir ce que mangent leurs enfants? Il faut que nous puissions avoir confiance en notre nourriture! Mamans, ne laissez pas Stephen Harper embrasser votre bébé: vous ne savez pas quelle sorte de viandes froides truffées de bactéries mortelles il vient de manger, et ses ingrédients ne sont pas indiqués sur l'étiquette.
Voici un autre programme secret des conservateurs. Actuellement, le Canada prend part à des discussions concernant le PSP -- le Partenariat nord-américain pour la sécurité et la prospérité. Il s'agit d'une initiative parrainée par la Maison-Blanche, c'est-à-dire une création de Bush et Cheney. Le nom est accrocheur -- qui ne veut pas la sécurité et la prospérité? -- mais que veut-il dire au juste? Il veut dire «intégration en profondeur». Il signifie que nous devons nous débarrasser de nos propres institutions et procédures et tout faire à la manière des Américains de Bush. Étant donné les énormes crises que traverse le monde actuellement -- directement causées par l'absence d'une réglementation équitable et équilibrée -- le gouvernement américain vient d'entreprendre une intervention massive. Mais M. Harper adhère avec ferveur à sa doctrine néoconservatrice pure et dure -- déréglementer et ne rien faire, hormis les armements et les prisons -- et continuera d'y adhérer, quoi qu'il dise au cours de cette période électorale.
Comme les États-Unis ?
Le PSP engloberait également notre système de santé. Les Américains ont le système de santé le plus coûteux au monde; pourtant, 47 millions d'entre eux ne sont pas couverts par ce système. C'est un excellent système pour les riches, mais il ruine les familles de classe moyenne frappées par la maladie lorsque la couverture de leur assurance privée est épuisée, et néglige entièrement les pauvres. Les Américains eux-mêmes savent que leur système est affreux; c'est pourquoi les soins de santé sont une question si importante chez eux. Pourquoi souhaiterions-nous une intégration en profondeur avec cela?
Lors des débats, M. Harper répétait sans cesse que «le Canada, ce n'est pas les États-Unis». Il oubliait d'ajouter le mot «encore»: si on le laisse faire, ce sera bientôt le cas. Ces changements en vertu du PSP se feront sans vous consulter et seront extrêmement difficiles à défaire.
Enfin, il y a l'Ontario. M. McGuinty à raison: par le biais des «paiements de péréquation», l'Ontario subit un fardeau fiscal vraiment hors de proportion avec les revenus actuels de cette province. Selon la Banque Toronto-Dominion, nous déboursons 11,8 milliards de dollars par année de plus que ce que nous devrions payer. Nous connaissons tous l'état de plus en plus délabré de nos grandes villes, mais l'épuisement financier frappe également les petites villes. Nous en ressentons les effets dans les soins de santé, les écoles, le soutien aux petites entreprises. Si cet argent était retourné à notre province, il contribuerait à revitaliser notre économie, y compris nos industries technologiques et manufacturières, et permettrait d'améliorer les systèmes scolaires et hospitaliers.
Quand M. McGuinty a soulevé cette question, les disciples de Harper lui ont dit d'arrêter de se plaindre et le ministre des Finances, l'obligeant M. Flaherty, a ajouté que l'Ontario était le dernier endroit au monde où quiconque devrait investir. M. McGuinty ne se plaignait pas; il formulait une juste demande au nom des contribuables de l'Ontario, qui se font carrément détrousser. Mais les députés conservateurs ontariens de Harper ont-ils fait le moindre geste pour aider leur propre province? On élit des députés pour se faire représenter, mais les disciples de Harper sont restés muets. Ce sont les chauffe-sièges les plus coûteux qu'on ait jamais vus au Parlement; nous pourrions économiser beaucoup d'argent en les remplaçant par des modèles de chez Canadian Tire. Si vous croyez qu'on leur permettra de faire quoi que ce soit pour l'Ontario une fois qu'on les aura élus au Parlement, vous vous faites des illusions.
Quelle transparence ?
Harper s'est fait élire en promettant de consulter, d'être transparent, d'être responsable, mais il a accompli exactement le contraire. Il ne consulte personne d'autre que lui-même dans son miroir; il dirige le gouvernement le plus secret qu'on ait jamais vu au Canada; pour lui, la responsabilisation se résume à ceci: «Si je fais une erreur, vous êtes viré.» Les vrais leaders savent qu'ils sont les ultimes responsables, mais M. Harper possède un talent prodigieux pour renvoyer la balle. Il n'assumera pas ses propres actes -- comme son appui sincère à l'invasion de l'Irak -- à moins d'être acculé au mur, et encore, en marmonnant.
Il arrive que l'on me demande d'où je tiens mon étrange capacité de prédire l'avenir. Personne ne peut vraiment prédire l'avenir -- il recèle trop de surprises --, mais on peut faire des prédictions éclairées. Ma prédiction éclairée d'aujourd'hui est la suivante: Chers Canadiens et Canadiennes, si vous donnez aux «neocons» de Harper un gouvernement majoritaire, vous perdrez beaucoup de choses qui vous tiennent à coeur, vous ne gagnerez rien qui en vaille la peine et vous ne pourrez jamais, jamais vous le pardonner.
***
- D'après Les Femmes de Stepford, roman d'Ira Levin


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