En juillet 1893, Harper's, l'un des magazines de la bonne société américaine, se plaisait à opposer deux dessins. L'un représentait un «habitant» miséreux portant la tuque et la ceinture fléchée à son arrivée en Nouvelle-Angleterre, l'autre, le même homme, vieilli mais américanisé, enrichi et très élégamment vêtu. Mais personne n'aurait imaginé que les Américains d'ascendance québécoise puissent symboliser l'échec du Canada.
C'est pourtant l'idée que l'un d'entre eux, Wilfrid Beaulieu, a diffusée en 1961 dans son petit hebdomadaire, Le Travailleur de Worcester (Massachusetts): «Nous, qui constituons la "Franco-Américanie", sommes une preuve vivante de l'inefficacité et de l'inaptitude de la Confédération canadienne, de même que de l'impuissance du Québec, au sein de cette Confédération.»
Dans son livre au titre révélateur, Histoire d'un rêve brisé? Les Canadiens français aux États-Unis, le chercheur québécois Yves Roby n'hésite pas à ranger Wilfrid Beaulieu (1900-1979) parmi ceux que l'on appelait «les fous de la race», c'est-à-dire les défenseurs les plus acharnés de la survivance culturelle et linguistique des leurs au sein de la société américaine. Sa belle folie, Beaulieu l'a manifestée sans relâche.
Le journaliste, né à Lowell, formé au Québec puis revenu définitivement en Nouvelle-Angleterre, incarne, comme Roby l'a très bien perçu, le rêve franco-américain dans sa version la plus pure et la plus élitiste. Il a fait partie des sentinellistes, ces Américains d'origine canadienne-française qui sont allés, dans les années vingt, jusqu'à se révolter contre Mgr William Hickey, l'évêque catholique de Providence, qu'ils jugeaient assimilateur.
Beaulieu sera, chez les Franco-Américains, le partisan presque solitaire de l'indépendance du Québec. Pour comprendre un engagement aussi étonnant, il faut, à l'exemple de Roby, remonter dans le temps.
En 1901, seulement 55 % de la population d'origine canadienne-française habitait au Québec! Le reste vivait dans les provinces anglophones du Canada et surtout dans le pays voisin.
Près d'un million de Canadiens français se trouvaient aux États-Unis, principalement en Nouvelle-Angleterre. Ceux qui avaient quitté le Québec pour s'installer dans une société beaucoup plus industrialisée l'avaient fait essentiellement pour fuir la pauvreté. Même si certains reviendront vivre dans la province natale, la plupart resteront dans leur pays d'adoption.
De 1840 à 1930, le mouvement migratoire des Canadiens français vers les États-Unis bouleverse l'histoire du Québec. En s'appuyant sur les études de Yolande Lavoie, Roby signale qu'à cause de cette saignée, le déficit démographique cumulé de la province atteint quatre millions d'habitants en 1980.
Même si la majorité de nos élites s'affligeait de l'exode, des gens influents ont pensé, à la suite d'Edmond de Nevers, que leurs compatriotes établis aux États-Unis, loin d'avoir abandonné la terre ancestrale, l'avaient agrandie! En 1892, Adolphe Chapleau, ancien premier ministre du Québec, voyait dans les émigrés «les sentinelles avancées de la patrie, le paratonnerre» fait pour protéger ceux qui étaient restés au pays.
Une idée aussi ahurissante s'explique par la vocation apostolique que l'on attribuait aux Canadiens français, peuple catholique, pauvre, sous-scolarisé, mais curieusement destiné à éclairer l'Amérique du Nord protestante. En 1887, au Québec, l'avocat et conférencier Charles Thibault déclare que ses compatriotes ont le devoir de remplir cette mission en Nouvelle-Angleterre. «Dans cinquante ans, notre fête nationale sera, prédit-il, célébrée à Boston, alors probablement le centre du Canada français.»
Loin de verser dans un tel délire triomphaliste, qui leur a peut-être effleuré l'esprit dans leur jeunesse, Wilfrid Beaulieu et un autre chantre franco-américain de la survivance, le père Thomas-Marie Landry, auquel Roby consacre un chapitre entier, finissent, après 1960, par penser que l'assimilation complète de leurs concitoyens d'ascendance québécoise est devenue inéluctable. Pour eux, la vie s'achève dans l'ombre de cette tragédie.
À l'opposé de la doctrine périmée de la survivance, Roby croit que les descendants des Canadiens français «qui ont délibérément choisi de se fondre dans la société américaine» représentent, à titre individuel, une réussite. Contester ce jugement reviendrait à condamner la condition humaine.
Il est déplorable toutefois que Roby ne mentionne pas l'écrivain qui a donné pour toujours un souffle québécois, si ténu soit-il, à la langue anglaise et à la culture américaine. À lui seul, Jack Kerouac, qui affirmait en 1964 que son oeuvre ne jaillissait pas du «credo beat» galvaudé, dont il regrettait la dégénérescence, mais de «la nature solitaire d'un catholique canadien-français de la Nouvelle-Angleterre», prouve que la longue et atroce expérience des Franco-Américains, en tant que phénomène collectif, n'aura pas été entièrement vaine.
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HISTOIRE D'UN RÊVE BRISÉ ?
Les Canadiens français aux États-Unis, Yves Roby, Septentrion, Québec, 2007, 150 pages
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Collaborateur du Devoir
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