Pour une première fois, nous prenons la plume au Québec en craignant que cela puisse entraîner des représailles à notre endroit. Malgré cela, il existe des choses qu’il faut dire et écrire lorsque des crises significatives éclatent qui risquent d’ébranler les fondements mêmes de la démocratie.
Depuis le début du conflit étudiant, le gouvernement présente l’augmentation des droits de scolarité comme une décision purement budgétaire qui relèverait du bon sens et de la saine administration. Or, malgré son aspect comptable à première vue, il s’agit dans les faits d’une décision proprement politique, laquelle participe d’un projet néolibéral de transformation du rapport que la jeunesse entretient avec le savoir, les institutions et la société en général.
En effet, dans son discours de présentation de la loi d’exception, Jean Charest a qualifié la réforme du financement universitaire « d’acte fondateur » : « le gouvernement a posé un acte fondateur, il s’agit de l’avenir de nos universités et de nos collèges, il s’agit donc de l’avenir de nos enfants, du financement d’institutions qui sont névralgiques pour l’avenir de notre peuple ». Il faut entendre cette refondation comme une rupture avec les valeurs cultivées par notre société depuis la Révolution tranquille : universalité, égalité, caractère public de l’éducation.
Désormais, l’éducation est entendue comme un bien de consommation individuel que s’arrachent des clients en concurrence. Cette transformation pousse les étudiants à intérioriser sous la contrainte les idées et comportements qu’attendent d’eux les entreprises et l’économie capitaliste. Les étudiants ne sont pas les seuls à qui on impose la culture de « l’utilisateur-payeur ». Cet imaginaire se diffuse dans toute la société, et tous les services publics.
C’est le sens de la « révolution culturelle » dont parle le ministre des Finances, Raymond Bachand. Si le gouvernement tient tant à casser la résistance de la jeunesse, c’est qu’il veut s’assurer que la transition d’ensemble se fasse docilement.
Faux-fuyants
Afin d’éviter un débat de fond sur les finalités qui animent ses politiques, le gouvernement a tout fait pour faire dévier la discussion sur des enjeux réels, mais secondaires. Par exemple, on peut faire de savants calculs sur l’accès aux prêts d’études, mais cela ne règle en rien le débat fondamental sur la gratuité scolaire, une revendication dépeinte dès le départ comme utopique et irréaliste.
Avant d’en arriver au décret d’une loi spéciale, le gouvernement a tenté d’épuiser le mouvement étudiant. Par la suite, il a prétendu être ouvert à des négociations au moment même où il préparait le projet de loi 78.
Cette loi menace les libertés fondamentales et rompt avec les principes fondateurs de la démocratie. Par exemple, en vertu de l’article 9 : « le ministre de l’Éducation […] peut prendre toutes les mesures nécessaires, notamment prévoir les dispositions législatives et réglementaires qui ne s’appliquent pas et prévoir toute autre adaptation nécessaire aux dispositions de la présente loi ainsi qu’aux dispositions de toute autre loi ». Ces dispositions ouvrent la porte à la soumission de toutes les lois au pouvoir discrétionnaire et à l’arbitraire d’un seul ministre. L’effet recherché par cette loi spéciale est-il vraiment de calmer les esprits comme le prétend M. Charest ? Faut-il aller jusqu’à comprendre, comme le disent certains avocats, qu’il faudrait même parler d’un « coup d’État constitutionnel » auquel il ne manquerait que la « loi du cadenas » ?
La Noirceur est en avant
Pour la génération des baby-boomers, la Grande Noirceur est peut-être derrière dans le souvenir de Duplessis. Mais pour la jeunesse qui est dans la rue actuellement et depuis 2001, 2005 et le G20 de Toronto, la Grande Noirceur est droit devant : Charest à Québec, Harper à Ottawa. Dans les deux cas, le budget sert d’arme de destruction massive des politiques sociales.
Contre cela, depuis des semaines, la jeunesse persiste pour introduire dans le débat public une conception du rapport au savoir et une conception du monde qui s’opposent aux politiques néolibérales actuelles. Elle nous donne l’exemple de la résistance aux politiques de Charest et Harper par sa combativité, sa ténacité, sa résilience et sa solidarité. Si nous abandonnons les jeunes au matraquage policier et aux lois matraques, nous aurons laissé dire qu’il s’agissait uniquement d’une lutte corporatiste ou d’un conflit de générations.
Or, il s’agit d’une revendication qui concerne toute la société et son avenir. Nous choisissons aujourd’hui le visage du Québec de demain. Sera-t-il une collection d’individus-entrepreneurs en guerre concurrentielle, ou une société rassemblée autour de valeurs humanistes, de justice sociale et de respect de l’écologie ? Pour empêcher la barbarie néolibérale de prendre racine, il faut s’engager résolument auprès de la jeunesse et lutter à ses côtés.
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Gordon Lefebvre, Enseignant à la retraite; Éric Martin, Professeur de philosophie au collège Édouard-Montpetit
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Ce texte a été publié hier dans le journal en ligne mediapart.fr
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