L’âme éteinte de la résistance

Les journalistes accepteront-ils sans rechigner de voir leur métier être amputé?

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Les journalistes doivent mériter le soutien qu'ils revendiquent, ce qui n'est pas le cas à l'heure actuelle

Comme journaliste, j’ai mal à l’âme. Dans un coin d’Amérique où l’accès à l’information et la liberté de presse ont été élevés au rang de droits constitutionnels, où des conseils de presse sont chargés de défendre cet accès et cette liberté, où des organismes professionnels et des syndicats ont tissé au prix d’âpres luttes une toile de protections pour assurer aux travailleurs et travailleuses de l’information le libre exercice de leurs professions, j’aurais espéré voir des milieux journalistiques plus combatifs devant les récents coups de boutoir technologiques, économiques et sociopolitiques.

Ces derniers siècles, autour du monde, des journalistes ont lutté et payé le prix fort pour assurer la liberté de presse et la liberté d’expression. Ce combat n’est pas terminé, et ne le sera sans doute jamais. L’an dernier, selon Reporters sans frontières, 2160 journalistes ont été agressés ou menacés, 826 interpellés ou arrêtés, 178 emprisonnés et 71 sont morts en exercice ! Tout cela peut sembler bien éloigné, vu du relatif confort des salles de rédaction québécoises et canadiennes. Et pourtant…

Précipice droit devant

Vrai, nous sommes à des lieues de l’Afghanistan, de la Syrie, du Mali ou de l’Iran. Nos photographes et reporters ne risquent guère d’être abattus ou décapités en service. Cela ne signifie pas pour autant que l’accès à l’information et le personnel des médias soient à l’abri des périls dans l’oasis nord-américaine, et que nous puissions baisser notre garde. Que la menace soit incolore et inodore ne change en rien le résultat final. Entre la puissance des empires médiatiques, la cupidité débridée des marchés financiers et les explosions technologiques, il y a un précipice droit devant, ici, chez nous.

En 2014, les travailleurs et travailleuses des médias semblent à la fois intoxiqués et anesthésiés par de nouveaux supports numériques qui promettaient de multiplier et d’enrichir les sources d’information, mais qu’on voudrait maintenant utiliser pour sonner le glas de 500 ans de civilisation de l’imprimé. Pas moins de six journaux papier de Gesca, sur un total de dix quotidiens de langue française au Québec, sont menacés de fermeture à moyen terme! C’est le coprésident de Power Corporation, André Desmarais, qui l’affirme. Récemment, les scribes de Québecor ont eux aussi goûté à la médecine amère de leur empire. Aujourd’hui, Radio-Canada étouffe sous les compressions successives. N’est-ce pas suffisant pour attiser quelques débats de fond et sonner l’alarme ?

Quand Le Soleil a annoncé des coupes touchant une trentaine de rédacteurs, la semaine dernière, la nouvelle est passée à peu près inaperçue dans les quotidiens de Gesca (un court texte dans l’édition papier du Soleil). Quand la «liberté de presse» devient liberté de ne pas informer, au gré des propriétaires d’empires, il y a lieu de s’inquiéter. Les compressions nationales et régionales à Radio-Canada/CBC relevant du secteur public, où en principe, nous sommes tous et toutes propriétaires, le débat s’y fait heureusement plus vif. Mais dans le privé, où l’appétit excessif du profit ne semble pouvoir être assouvi que par des gadgets électroniques et des réductions de personnel, le lectorat est amorphe, à l’image de trop d’artisans actuels de la presse écrite.

Écarté

J’ai eu la chance d’être initié au journalisme au quotidien Le Droit, à la fin des années 1960. L’entreprise, qui appartenait aux Oblats de Marie Immaculée, était indépendante, prospère et comptait près de 400 employés. Après plus de 30 ans aux mains des groupes Unimédia, Hollinger et Gesca (Power Corp), elle s’est rétrécie comme peau de chagrin, trop souvent privée par le siège social des revenus qui auraient pu bonifier le produit régional. Et avec l’imminence d’une transition au numérique dans le sillage de La Presse +, le conglomérat annonçait en mai 2014 la disparition possible du Droit… comme celle des autres quotidiens régionaux de Gesca.

Devant le silence public des salles de rédaction, j’ai protesté sur mon blogue personnel contre le sort réservé à l’information régionale dans les empires (en premier lieu celui au sein duquel j’oeuvrais alors comme éditorialiste contractuel), appelant journalistes et autres artisans de la presse écrite à se faire entendre pour assurer la pérennité de leur journal. On m’a mis à la porte… après plus de 40 ans de loyaux services! Personne au sein de Gesca n’a dénoncé publiquement cette atteinte à la liberté d’expression. Le communiqué d’appui offert par l’instance outaouaise de la Fédération professionnelle des journalistes du Québec (FPJQ) a été censuré au Droit et ailleurs dans Gesca. Et cette censure n’a suscité aucune dénonciation syndicale ou professionnelle.

Il y a près de 45 ans, quand la direction de l’information du Droit avait censuré un communiqué intersyndical et retiré les signatures de ses journalistes, le personnel de la salle de rédaction était descendu dans la rue, avec l’appui et la présence des présidents des grandes centrales syndicales. L’année suivante, en octobre 1971, nous manifestions à Montréal avec plus de 10 000 personnes en appui à nos collègues de La Presse, inquiets de la fermeture possible de leur quotidien. En 2014, devant une menace bien plus grave à l’information régionale et à l’ensemble de la presse écrite, il n’y a ni mobilisation structurée, ni intersyndicale, ni alertes lancées par les syndicats des salles de rédaction… Seule la FPJQ s’agite, un peu...

Comme si les coupes à répétition et les menaces d’éventuelles fermetures ne suffisaient pas, faudra-t-il aussi les subir dans la presse écrite sans faire trop de vagues, les considérer comme inévitables, nécessaires et se contenter de sauver quelques meubles? En sommes-nous vraiment là? Où est passée l’âme de la résistance?


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