Note au lecteur: Le manifeste ci-dessous constitue la version intégrale d'où est issue la version courte publiée dans Le Devoir du samedi le 19 octobre 2013. C'est uniquement sur Vigile que le lecteur pourra saisir toutes les nuances de l'argumentation des 12 professeurs signataires.
« On ne peut rien forcer politiquement; il faut faire aimer le français, sinon nous sommes foutus. »
Conrad OUELLON, président du
Conseil supérieur de la langue française du Québec, 2009.
« Une opinion qui va à l’encontre de la mode du moment
aura le plus grand mal à se faire entendre. »
George ORWELL, 1984.
L'implantation d'une épreuve uniforme de français garante de l’obtention du diplôme d’études collégiales remonte à 1996. Nous croyons que le temps est venu pour nous qui l'enseignons et la corrigeons d’exprimer les malaises de plus en plus profonds qu’elle suscite dans nos rangs comme chez nos étudiants.
Notre espoir est que les constats dressés dans ce texte éveillent certaines consciences et permettent d’éviter que les jeunes professeurs de français remplis d’énergie et d’enthousiasme percutent le mur de la démotivation programmée à laquelle cette dimension sans cesse plus envahissante de leur métier les destine tôt ou tard, d’où le préoccupant taux d’abandon de la profession.
Rappelons qu'avant 1996, dans l’ancien régime honni ayant précédé la novlangue réformiste et ses pratiques uniformes, les professeurs disposaient encore de la liberté de proposer aux étudiants la rédaction de différents types de textes, suscitant chez l’élève un plaisir souvent aussi grand que chez le professeur qui les lisait ou les corrigeait.
L’éclosion de l’EUF
En gestation à partir de 1993 au ministère de l'Éducation, l'idée d’une refonte des cours de français au collégial déboucha dès 1996 sur l'implantation de l'Épreuve uniforme de français, une dissertation critique portant sur un ou des textes littéraires . En 1998, l'EUF devint essentielle à l’obtention d’un DEC. Aux premières années de la réforme, la « Bête », puisque c'est ainsi que nous l'avons baptisée, ne se nourrissait que frugalement, en se contentant de la matière du cours de littérature québécoise (le 103). Très vite, y enrôla tous les étudiants en service dissertatif obligatoire. Peu à peu, l’EUF s’enfla et, comme la célèbre grenouille voulant se faire plus grosse que le bœuf, se convainquit d'être devenue l’Épreuve Suprême couronnant près de trois millénaires d’évolution littéraire et mettant fin à l’éparpillement stylistique de l’âge des ténèbres foisonnant de genres qui l’avait précédée.
C’est ainsi que, peu à peu, la préparation de nos étudiants à l’EUF devint le leitmotiv, le mantra obligé non seulement du 103, mais aussi du 102 (Littérature et imaginaire), puis du 101 (Écriture et littérature), pour un total de 180 heures marquées par sa morsure. Notre mission se bornerait désormais à une seule Grande Commande, martelée comme une phrase-couleuvre : : « Préparer nos étudiants à l’EUF », sous peine d'être dévorés par la Bête.
La contrainte se répandit comme une trainée de poudre: de nombreux départements de français imposèrent jusqu'à trois dissertations par cours de français en amont de l’EUF, l’analyse littéraire du 101 se révélant à l'usage une version moins poussée des dissertations des suivants. Vous avez bien lu : jusqu’à neuf dissertations pour… dompter la Bête! Depuis, les 120 étudiants de chaque professeur génèrent 360 clones de la Bête par semestre, pour un total de 180 heures de correction. De six à neuf tentatives... Ne serait-ce pas excessif, surtout pour ceux de nos étudiants (la majorité) qui l'ont domptée dès la troisième? Cet imposant groupe ne pourrait-il pas avoir accès à une autre des innombrables formes d’écriture inventées par l’humain depuis Les Mille et une nuits ou Homère? Et ce, au moment où leur maturité de jeune adulte leur permet précisément de commencer à en saisir pleinement les nuances? Non, a-t-on convaincu tout le monde et son père : tous les moutons doivent passer par les mâchoires de la Bête.
La Bête et ses tentacules
En 2013, aucun professeur de français au collégial ne peut échapper à l’emprise et à la cruauté de la Bête, dont les tentacules sont innombrables. Nous non plus n’avons pas le choix; aussi obéissons-nous, docilement, tout en tentant sincèrement de demeurer motivés. Et plus nous nous taisons, plus nous nous haïssons… La Bête peut d'ailleurs se targuer d'une autre victoire récente : les cours de philosophie ont fini par céder à ses assauts. Elle y exerce maintenant là aussi pleinement sa tyrannie d’archétype pédagogique. D'un bout à l'autre du réseau collégial, tous sont tenus de s'y soumettre. Voyez tel enseignant soupçonné de pratiques pédagogiques non préparatoires à la réussite de l’EUF impitoyablement pourchassé comme un hérétique au temps de l’Inquisition. On le talonne sur des détails de plus en plus insignifiants, à l’impact souvent quasi nul sur les étudiants. Telle dissertation vaut-elle 30 % alors que le consensus départemental n’en permet que 25? Il sera vertement ramené à l’ordre. Tel exercice, dans son cours, n’aide-t-il pas directement ses étudiants à se préparer pour « réussir » la Bête? Il sera vilipendé. Tel critère de sa grille de correction s’écarte de la norme dissertative? Il sera cloué au pilori. Tel texte ne permet pas de s'exercer à pondre son EUF? Il sera lapidé sur la place publique par de zélés, souriants et vertueux collègues inconsciemment rompus aux cadres rigides et préétablis, remplis de bonne volonté et de sens pratique sans aucun doute, mais devenus souvent malgré eux des ennemis objectifs de la liberté pédagogique et de quiconque trouve parfois, justement, ces mêmes cadres étouffants. À terme, le professeur doit intégrer parfaitement la structure imposée et la recracher à doses égales, constantes, tout en demeurant dans la plus parfaite équanimité.
Triste résultat : presque tous les enseignants en sont venus à instrumentaliser les œuvres littéraires imposées aux étudiants, désormais méticuleusement choisies en fonction des analyses et dissertations. Celles jugées inaptes à assouvir la faim de la Bête se voient disqualifiées sans procès. Du jamais vu : la charrue tire maintenant la Bête.
La mécanique du carcan
Dans un tel contexte, où dénicher l’énergie de faire écrire à nos étudiants d'autres types de textes, tâche qui en rajouterait trop au fardeau déjà intenable des corrections? Alors il faut continuer à leur faire avaler les couleuvres des sujets mécaniquement amenés, posés et divisés, des idées et arguments principaux et secondaires bien énoncés, expliqués et illustrés et, surtout, à leur mentir chaque semestre et chaque cours que le Bon Dieu amène en leur faisant croire que toute cette quincaillerie « leur sera vraiment très utile dans la vie ».
« Mentir », le mot vous semble fort? Voyons comment cela se passe dans la « vraie vie ». Allons jusqu'à prendre, pour l’illustrer avec plus de force, le cas des étudiants en… littérature. Nous le fumes naguère encore, et avons religieusement conservé tous les travaux réalisés pendant nos études universitaires, comme autant de précieuses reliques antédiluviennes… Et vous savez quoi? À notre grandissime surprise, AUCUN n’était à proprement parler une dissertation ou une analyse classique comme nous nous entêtons à les imposer à nos étudiants. Dire que 95 % d’entre eux n’étudieront JAMAIS en lettres à l’université...
Pour paraphraser Charles de Gaulle, confessons ici quelque chose que vous ne répéterez pas : tout au long de notre parcours scolaire, nous n’avons jamais regretté de n’avoir pas connu l’extase de la dissertation, nous n’avons jamais senti que l’enseignement offert, non basé sur des compétences dissertatives, était carencé. Bien au contraire : on aurait fini par nous dégoûter des structures et nous nous serions empressés d'abandonner un tel cours de méthodologie perpétuelle (le supplice de la goutte) pour nous réfugier qui en histoire, qui en science politique, qui en ethnologie ou en anthropologie. La formation que nous avons reçue, tenez-vous bien, car nous allons affirmer une chose solennelle, nous a fait aimer notre langue et notre culture. Qu’il se lève celui parmi vous qui osera dire que plus de 10 % de nos étudiants répondent, après avoir suivi les trois premiers cours de français, que ce qu’ils ont préféré ou trouvé le plus formateur dans nos cours s'appelle dissertation ou analyse…
Oui, bien sûr, la dissertation et ses avatars aident à structurer sa pensée, nous n’en disconvenons pas. Mais d'autres moyens existent! Menons un sondage sérieux et demandons aux professeurs de français ce qu’ils en pensent. Parions qu’ils répondront à au moins 50 % qu’ils sont « un peu », « beaucoup » ou « passionnément » écœurés de corriger sempiternellement le même type de travaux... Chose certaine, il faudrait ériger un monument à ceux qui, d’année en année, corrigent les épreuves uniformes au ministère. Qu’ils n’en deviennent pas tous abrutis est en soi un petit miracle.
La levée de la contrainte
Seul le dernier cours obligatoire, centré sur la communication (104), a résisté à ce jour aux crocs de la Bête. Bien des professeurs se réfugient dans cet ultime retranchement des types de textes différents, de l’autoportrait à la critique artistique en passant par l’article informatif. Deux constats non scientifiques de pauvres tâcherons enseignants découlent de ces pratiques autorisées tant que la Grande Faucheuse de diversité ne les aura pas dévorées : rares sont les étudiants qui se plaignent de la difficulté à produire de tels textes (même s'ils ne trouvent pas cela facile) et chacun comprend aisément leur intérêt et leur pertinence. Extrêmement étrange, non? Peut-être parce que, justement, ils sentent bien que parler de soi au Je est très contemporain, thérapeutique et, à cet âge, transformant? Peut-être encore savent-ils qu’ils devront tôt ou tard produire des critiques dans leur vie (ce qui ne se borne pas à répondre « plutôt oui » ou « plutôt non » à une question dont la réponse est déjà prévisible)? Peut-être anticipent-ils qu’ils auront des articles d’information à écrire, soit dans des revues spécialisées, sur Internet ou lors de colloques professionnels? N’est-ce pas aussi incommensurablement extraordinaire et incroyablement surprenant que cela semble formidablement favoriser leur « réussite »?
L’appétit sans bornes de la Bête
Résumons : aujourd’hui, la bête, repue, s’est nourrie de la matière de tous les cours situés en amont, et dans au moins cinq cégeps du réseau, elle s’est déjà retournée pour engouffrer aussi le 104, qu’on a permuté avec le 101 et dans lequel on enseigne désormais surtout la grammaire et, devinez quoi : l’analyse littéraire, afin de « mieux préparer les étudiants au 101 »! Une étude effectuée dans le réseau confirme que « les étudiants y rédigent de courtes dissertations de 600 mots ». Pire : les jeunes professeurs n’ont jamais côtoyé d’autre animal que la Bête... Accoutumés à son rassurant ronron, ils ont peu à peu développé avec elle une relation malsaine de dépendance leur procurant le sentiment artificiel d’être réellement utiles, socialement. Il s'agit en tout cas de la meilleure façon de garantir la caution du système, et sa pérennité.
Aujourd’hui, en 2013, que peut-on en dire avant que tous les professeurs, après plus de 20 ans sertis dans cet étau brutal (pour citer Claude Gauvreau), choisissent de se réfugier à l’abri de la Bête comme conseiller pédagogique, cadre professionnel, responsable de CAF ou… changent carrément de métier? Nous croyons fermement qu’il s’agit bel et bien pourtant, en dépit de la toute-puissance que le ministère, les départements et les colloques lui accordent, d’un colosse aux pieds d'argile reposant lui-même sur un socle fragilisé.
Rêvons un peu
Sceptiques? Reprenez votre souffle et écoutez bien ceci. Imaginons ce qui se passerait si une nouvelle réforme venait imposer un type différent d’épreuve de sortie pour nos cohortes de collégiens? Vous avez frémi? Pas nous. La disparition subite de la dissertation critique (épiphénomène dans l’histoire de la pensée que s’empresseraient d’oublier les bourreaux comme les victimes) transfigurerait de 30 à 50 % de la matière de chacun des trois cours précédents et de 70 à 80 % des points de l’évaluation. Vous croyez que cela provoquerait une levée de boucliers dans les départements de français? Tâtez un peu le terrain tous micros fermés pour n'effaroucher personne et demandez-leur ce qu’ils en pensent : le meilleur mot serait, je crois, le « soulagement ». Désensorcelés de la Bête, libérés de la double contrainte des devis et des plans-cadres (librement consentis par la collaboration enthousiaste de tous avec les vœux ministériels), peu de professeurs continueraient à la nourrir. Et combien militeraient pour qu'on en impose de six à neuf répétitions, ou plus encore avec le 104 inversé, comme c’est pourtant le cas pour la dissertation?
Heureusement, certains cégeps, mesurant l'ampleur de l'enlisement, s’ouvrent timidement à la diversité. Mais quand par malheur le taux de réussite y fluctue de quelques points, la Bête est aussitôt appelée en renfort, et les insoumis fermement muselés.
Haïr le français
En attendant, angoissés et pris de vertige, nous nous posons une question terrible : n’aurions-nous tant consacré de temps, d’énergie et de sueur que pour voir ce qui constitue la substance même de notre engagement pédagogique – l'amour du français, de la littérature, de la culture, de la liberté – peu à peu et de plus en plus haï par nos propres étudiants? N’aurions-nous réussi qu'à les éloigner du cœur même de notre passion? « Anything but french! », pourront-ils être tentés de conclure.
Un conseil : si un jeune aussi naïf qu’enthousiaste dans votre entourage exprime le vœu de devenir professeur de français au collégial et vous consulte à savoir si vous croyez qu’il possède les qualités requises, ne lui demandez pas « Aimes-tu le français? », « Aimes-tu la littérature? », « Aimes-tu enseigner? » ou même « Aimes-tu préparer des cours? », non. Posez-lui la seule question qui compte vraiment : « Survivras-tu à l’obligation de corriger des dissertations ad nauseam, es-tu prêt à consacrer à cette tâche l’essentiel de ta carrière? »
Sachez que si plusieurs professeurs finissent par délaisser le métier, ce n'est souvent pas à proprement parler à cause de la correction, qui a été et sera toujours un pensum, mais par la faute d’une correction rendue mécanique et franchement abrutissante à force de hisser un carcan remplaçable et imparfait à la hauteur d'un archétype indétrônable.
Nous ignorons quand cela arrivera, mais comme le dirait Miron, « cela ne pourra pas toujours ne pas arriver ». Enfin, « des perles suintent hors les murs » (Borduas, Refus global, 1948), et de courageux collègues osent briser le vernis recouvrant la coquille de l’EUF, allant jusqu’à parler de tyrannie. Plus tôt que tard, nous en avons la conviction, un ministre de l'Éducation jugera que c’en est fini du monopole de la dissertation, ramenant enfin la bête au rang qu'elle mérite: celui d'une pratique littéraire parmi d'autres.
D’ici là, collègues sensibles à ces propos, lancez le débat dans vos départements respectifs. Ensemble, solidaires, ébranlons le colosse sur son socle : il est si bête après tout. Et gardons-nous bien de l’alerter de nos intentions par un sujet amené, ce serait trop… prévisible!
Jean-François Vallée, cégep de La Pocatière
Danielle Tremblay, cégep de Sherbrooke
Sophie Milcent, collège Mérici, Québec
Marie-Claude Lévesque, cégep de Sorel-Tracy
Johanne Voyer, cégep de La Pocatière
Émilie Lavery, collège Édouard-Montpetit, Longueuil
Claude Paradis, cégep de Sainte-Foy
Serge Bergeron, cégep de Sainte-Foy
Pierre Dostie, cégep de Sainte-Foy
Jacques Côté, cégep de Sainte-Foy
Daniel Loiselle, cégep de Sherbrooke
Véronique D'Amours, ex-enseignante
La bête...
Comment l’abus de dissertations au Cégep fait haïr le français
Tribune libre
Jean-François Vallée91 articles
Jean-François Vallée est professeur de littérature québécoise et française au niveau collégial depuis 1995. Son ambition de pédagogue consiste à rendre les étudiants non seulement inf...
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Jean-François Vallée est professeur de littérature québécoise et française au niveau collégial depuis 1995. Son ambition de pédagogue consiste à rendre les étudiants non seulement informés mais objectivement fiers de la culture dans laquelle ils vivent. Il souhaite aussi contribuer à les libérer de la relation aliénante d'amour-haine envers leur propre culture dont ils ont hérité de leurs ancêtres Canadiens français. Il a écrit dans le journal Le Québécois, est porte-parole du Mouvement Quiébec français dans le Bas-Saint-Laurent et milite organise, avec la Société d'action nationale de Rivière-du-Loup, les activités de la Journée nationale des patriotes et du Jour du drapeau.
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