La Cour suprême : un léviathan à neuf têtes

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Me Christian Néron sur l'historique de la Cour Suprême

L’auteur est membre du Barreau du Québec, constitutionnaliste, historien du droit et des institutions.
L’origine et la nature des compétences judiciaires de notre tribunal «national» de dernière instance ont toujours été, particulièrement dans la province de Québec, un sujet de questionnement, une source d’inquiétude, une cause de malaise et de mécontentement.
Les récentes révélations d’une ingérence politique exercée en hauts lieux par deux de ses membres lors de la révolution judiciaire et constitutionnelle de 1982, nous force à nous pencher encore une fois sur la « légalité », la « légitimité » et la « loyauté » de cette institution dont la fonction première est de « sauvegarder » l’ordre constitutionnel, et non de le « renverser » par des manœuvres clandestines et inqualifiables.
Bien que créée par une « loi ordinaire » du Parlement fédéral1, la Cour suprême du Canada n’en exerce pas moins tous les droits et prérogatives d’un tribunal constitutionnel de dernière instance.
C’est elle qui détient et assume l’autorité suprême de « protéger » notre constitution, indépendamment du fait qu’aucune autorité constituante ne lui ait jamais attribué une pareille compétence.
Comment une telle forfaiture a-t-elle pu se produire ? Comment, dans un pays de droit, la créature a-t-elle pu, en dehors de tout débat et de toute entente constitutionnelle, devenir plus puissante que son créateur ?
Née dans la tourmente et la controverse, c’est le Parlement fédéral qui a constitué, de toutes pièces, cette cour de «droit commun et d’équité», à qui on avait attribué un nom qui présageait déjà de sa haute dignité : «La Cour suprême du Canada2».
C’est cette loi qui en a, dans un premier temps, défini la composition, le champ de juridiction et les responsabilités, et qui, par la suite, a confié au gouvernement fédéral le privilège d’en recruter les membres, et ce, à son entière discrétion, sans critères précis ni contrepoids constitutionnels.
Jusqu’à ce jour, les critères de sélection des juges de ce haut tribunal nous sont demeurés inconnus, un «mystère» de l’aveu même de juges ayant été choisis pour y siéger. Une raison de plus de s’inquiéter lorsque l’on se rend compte que ce haut tribunal, devenu l’ultime gardien de l’ordre constitutionnel, n’a jamais été en mesure de fournir des garanties minimales de neutralité, d’indépendance, d’objectivité, et d’impartialité.
Ainsi constituée, et dominée sous certains aspects par son créateur et maître, la plus haute instance judiciaire du Canada laisse l’impression d’être le bras judiciaire du gouvernement fédéral. En matière de justice, nous le savons tous, les apparences et les perceptions comptent pour beaucoup. Comment un justiciable, raisonnable et bien informé3, peut-il se convaincre qu’un tel tribunal soit en mesure de «protéger» nos droits politiques et d’«arbitrer» sans préjugé les litiges constitutionnels entre les provinces et le fédéral, entre le Québec et le Canada. L’indépendance n’est-il pas le maître-mot en matière de justice ?
Cette question de l’indépendance judiciaire avait été, en Angleterre, l’objet de luttes constitutionnelles épiques. C’est ainsi que la « Chambre des Estoyelles », tribunal de haute instance, avait été l’objet de vives récriminations de la part des parlementaires en raison de son manque d’indépendance, de sa proximité avec le gouvernement, et de sa partialité dans les litiges opposant le roi à ses sujets. Après des décennies de débats et de tensions politiques, les parlementaires anglais ont définitivement réglé la question en obtenant son abolition pure et simple.
Au Canada, la Cour suprême ne risque nullement de subir un tel sort puisque, malgré la crise de légitimité qui l’accompagne depuis sa création et le nombre inquiétant de ses décisions cassées en appel par le Comité judiciaire du Conseil privé, elle n’a cessé de croître en prestige et en puissance. Nous l’avons tous constaté de façon alarmante depuis la révolution judiciaire de 1982.
Jusqu’en 1949, époque jusqu’à laquelle ses jugements pouvaient être portés en appel devant le Comité judiciaire du Conseil privé, la Cour suprême du Canada s’est distinguée pour avoir été le « plus mauvais élève» de l’Empire britannique.
Voici, à titre comparatif, les grandes lignes de cet étonnant palmarès : les appels en provenance de l’Australie, de la Nouvelle-Zélande et de l’Afrique du Sud étaient cassés dans 25 % des cas, tandis que ceux en provenance de la Cour suprême du Canada l’étaient avec un score inégalable et inégalé de 50 %4.
La déconfiture de ce tribunal ne tient pas à ce que les juges canadiens aient été des cancres, ou plus cancres que ceux des autres pays, mais à ce qu’ils étaient plus entêtés, plus tenaces, plus inébranlables dans leur loyauté à l’endroit des autorités fédérales dans l’incessant combat au service de la centralisation des pouvoirs, et d’une suprématie sans cesse grandissante en faveur du judiciaire.
Choisis habilement avec l’idée constante d’écarter tout candidat susceptible de porter préjudice à une vision centralisatrice de l’État, les juges de la Cour suprême ont généralement bien servi la cause pour laquelle ils avaient été sélectionnés. La vigilance du gouvernement a été, à cet égard, constante et à peine dissimulée. Par exemple, à l’occasion de la sélection d’un nouveau candidat pour représenter les Maritimes, le premier ministre John A. Mc Donald s’était permis, dans une lettre à John Thompston, alors ministre de la justice, de lui rappeler la dimension «politique» de son mandat : «Nous devons nous efforcer de trouver un bon candidat qui ne risque pas de compromettre les droits du fédéral»5.
Même si les juges ainsi triés sur le volet rendaient des jugements qui ne risquaient nullement de compromettre les droits du fédéral, les tensions demeuraient vives, compte tenu que le Comité judiciaire du Conseil privé, soucieux de prévenir les tensions politiques en respectant l’esprit et la lettre du pacte de 1867, se voyait contraint de casser en appel la moitié des jugements de la Cour suprême. D’où les frustrations, les crises, les levées de boucliers, les montées de nationalisme judiciaire du Canada anglais, particulièrement à partir de 1918, et ce, jusqu’à l’abolition des appels à Londres en 1949.
En matière politique et constitutionnelle, la légalité est souvent la résultante de luttes incessantes pour le contrôle du pouvoir. En ce sens, le Comité judiciaire du Conseil privé a été, en 1949, remercié de ses bons services. Les nationalistes du Canada anglais ne contenaient plus leur exaspération à le voir «exceller» dans l’accomplissement de ses compétences juridictionnelles, c’est-à-dire de demeurer imperméable aux influences politiques, de persister dans son devoir de neutralité, d’indépendance, d’objectivité, d’impartialité.
En devenant tribunal de dernier ressort, la Cour suprême ne verra donc plus la moitié de ses jugements cassés par le plus haut tribunal de l’Empire. Transformée en tribunal de dernière instance au mépris d’une constitution qu’elle était censée protéger, elle a été adoubée du privilège de l’infaillibilité, tant en faits qu’en droit.
Sur le plan politique, plus rien ne l’empêchera de mieux servir les intérêts de son créateur et maître, de poursuivre avec une énergie nouvelle le projet du juge William Gwynne lancé en 1880-81 de créer au Canada un État idéal, national, quasi impérial, puissant, centralisé. De telle sorte que tout souvenir du Pacte «amical, cordial et fraternel» de 1867 disparaîtra des moindres recoins de sa mémoire judiciaire.
Dépourvue d’assises constitutionnelles, cause de malaises constants en raison de son mode de fonctionnement, incapable de fournir des garanties d’impartialité et d’indépendance, attisant les crises de confiance parmi les justiciables «raisonnables et bien informés6», la Cour suprême n’en poursuivra pas moins son heureuse odyssée, son irrésistible ascension vers les plus hauts sommets du pouvoir dans l’État.
Sa participation clandestine à la mise en vigueur de la Charte canadienne des droits et libertés, en 1982, la propulsera au-delà de la souveraineté populaire. Elle qui, jusqu’en 1949, était le cancre impénitent de l’Empire britannique; elle dont les jugements se voyaient cassés dans 50 % des pourvois en appel; elle dont les origines constitutionnelles étaient douteuses, sinon inexistantes, la Cour suprême peut désormais, ancrée au sommet de l’État, décider souverainement de la validité de toute loi.
Au peuple, elle fait la leçon; au peuple, elle dicte ce qu’il doit faire; au peuple, elle ordonne souverainement de se taire lorsque c’est elle qui parle. Bref, la démocratie, c’est neuf honorables « irresponsables » qui imposent à la populace leurs préférences sociales et politiques.
Sous la Loi constitutionnelle de 1867, les lois provinciales pouvaient, en vertu du pouvoir fédéral de réserve et de désaveu, être théoriquement invalidées, annulées. Mais le gouvernement fédéral savait pertinemment qu’il encourait des risques politiques énormes en recourant à ce pouvoir.
Avec l’avènement de la charte fédérale, l’équilibre des forces politiques bascule : la Cour suprême peut désormais «contrôler» judiciairement la totalité des lois et règlements, partout au Canada, à quelque palier de gouvernement que ce soit. Le pouvoir de réserve et de désaveu du fédéral, toujours existant, devient caduc, mais nulle raison de s’inquiéter : La Cour suprême s’occupe de tout.
Est souverain celui qui décide souverainement. Or, la Cour suprême est désormais souveraine puisqu’elle décide en dernier ressort de la validité des lois et des règlements. Nulle autorité législative ne peut échapper à son pouvoir souverain. Venue de nulle part, ou presque, tel un «Léviathan» à neuf têtes, elle trône sans partage sur tous les enjeux politiques du Canada. La démocratie est ainsi mise sur une voie secondaire, pour ne pas dire d’évitement.
À la Conférence de Québec, en octobre 1864, les Pères fondateurs, incapables de s’entendre sur l’établissement d’une Cour suprême, avaient cependant acquiescé à l’idée d’une cour générale d’appel pour le Canada. Mais faute de pouvoir en confier la conception à une autorité constituante éventuelle, ils en avaient délégué le pouvoir au parlement fédéral.
Quelques mois plus tard, lors des Débats sur la confédération, en février et mars 1865, les parlementaires avaient manifesté peu d’intérêt pour ce sujet hypothétique, imprécis, incertain, lointain, et remis sine die. Le seul parlementaire à avoir abordé directement le sujet pour s’en inquiéter, et à réclamer quelques précisions, a été Joseph Cauchon, député de Montmorency : «Cette cour d’appel, si on l’établit, sera-t-elle un tribunal purement civil, ou constitutionnel ? Si elle est civile, atteindra-t-elle le Bas-Canada ?7»
Parmi les délégués à la Conférence de Québec, soit ceux qui étaient les auteurs de ce projet ambitieux mais mal esquissé, personne n’était capable de lui répondre, si ce n’est George-Étienne Cartier qui, par ailleurs, n’avait pas grand précision à donner pour le rassurer : «La question qui m’est posée n’en est pas une à laquelle le gouvernement puisse facilement répondre parce que le pouvoir donné par cet article n’est que celui de la création d’un tribunal d’appel à une époque future8».
Mais s’il ne peut l’éclairer adéquatement, Cartier trouve toutefois quelques bons mots pour apaiser ses craintes : «Les différentes provinces qui doivent former partie de la confédération ont [aujourd’hui] le même tribunal d’appel en dernier ressort, et aussi longtemps que nous maintiendrons notre connexion avec la mère-patrie, trouveront toujours un tribunal d’appel de dernier ressort dans le Comité judiciaire du conseil privé de Sa Majesté9». Pourquoi donc s’inquiéter d’un sujet purement théorique ?
Même si les «constituants» les mieux informés ne savaient à peu près rien de cet hypothétique tribunal, il ne paraissait pas y avoir matière à s’inquiéter ni à craindre en l’avenir puisque les justiciables canadiens avaient la garantie formelle qu’il y aurait toujours, à Londres, un tribunal neutre, indépendant, objectif et impartial pour les écouter et pour protéger le pacte «amical, cordial et fraternel» dans lequel ils venaient d’engager l’avenir politique de leur pays et des générations futures.
C.Q.F.D. : En matière constitutionnelle, les promesses et les garanties ne valent RIEN sans des mécanismes puissants pour les protéger. La Cour suprême du Canada a été la première à le prouver par ses actes répréhensibles, pour ne pas dire scandaleux. Partie de rien, elle est devenue si puissante qu’elle regarde maintenant la loi de haut, au point qu’il serait peut-être approprié de célébrer la gloire de ses membres en les appelant « honorables conjurés ».
***
RÉFÉRENCES :
1 Acte pour établir une Cour suprême et une cour d’Échiquier pour le Canada, c. 11, 1875.
2 Ibid. art. 1.
3 Valente c. La Reine [1985] 2 R. C. S. 673 à la p. 684.
4 Murray Greenwood, Lord Watson, Institutionnal self-interest, and the decentralisation of Canadian federalism in the 1890’s, [1774] 9 U. B. C. Law Review, 244, à la p. 266.
5 John A. Mc Donald à J. S. D. Thompson, 7 août 1888, rapporté par Smell et Vaughan dans The Supreme Court of Canada. History of the Institution, The Osgoode Society by University of Toronto Press, 1985, à la p. 46.
6 Supra, note 3
7 Débats parlementaires sur la Confédération, Québec: Hunter, Rose et Lemieux, Imprimeurs parlementaires, 1865, à la p. 581.
8 Ibid.
9 Ibid.


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