La doctrine Monroe façon 2019

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La gauche bolivienne chassée du pouvoir avec l'assentiment de Washington


La majorité autochtone de la Bolivie n’avait jamais pu porter l’un des siens à la présidence de son pays avant l’élection d’Evo Morales, en 2006. Tout de suite, sa venue au pouvoir a été reçue comme une attaque frontale par les élites économiques et religieuses, par ailleurs blanches et conservatrices, de La Paz. Les programmes de Morales ont fait passer la proportion de Boliviens vivant dans la pauvreté de 60 % en 2006 à 35 % en 2017. Le salaire minimum national a triplé, ce qui a compliqué l’exploitation des travailleurs par les grandes entreprises locales et internationales. Dans un pays où l’Église catholique a l’habitude du contrôle, Morales a élargi l’accès à l’avortement, reconnu les droits LGBTQ dans la Constitution et contribué à faire élire une majorité de femmes au Parlement. Dire que le président a dérangé relève de l’euphémisme.


L’élection présidentielle s’est déroulée le 20 octobre, notamment sous le regard des observateurs de l’Organisation des États américains (OEA). L’OEA, en bref, c’est l’ONU pour les Amériques… mais une ONU basée à Washington et financée à 44 % par les États-Unis, nation empire qui considère l’Amérique latine comme son carré de sable, officiellement et officieusement, depuis que le continent s’est affranchi de l’Europe. Pourquoi est-il important de le dire ? On y reviendra.


Cette OEA, donc, a entraîné un peu partout au Sud son système de décompte rapide, qui permet d’annoncer un résultat d’élections le soir même, à partir d’un échantillon recueilli par ses observateurs, bien avant la révélation du résultat officiel, qui peut prendre des jours. Le 20 octobre, le résultat « rapide » est rendu public avant qu’on ait terminé de tout compiler : on donne alors 45,71 % à Morales et 37,84 % à son opposant Mesa. Pour gagner la présidentielle au premier tour, un candidat doit remporter une majorité de votes ou obtenir plus de 10 % d’avance sur son adversaire : selon les résultats encore préliminaires du décompte non officiel, il devrait y avoir un deuxième tour.


Tout de suite, la droite bolivienne descend dans les rues. Bien plus tard, on rend public un résultat plus complet du décompte rapide, avec Morales à 46,86 % et Mesa à 36,72 %. Les troubles s’intensifient. Plus tard encore, les résultats officiels sont annoncés : Morales à 47,08 % et Mesa à 36,51 %. Morales en un tour, donc. Mais le mal est fait. Les partisans de l’opposition mettent en branle un coup d’État, forçant, à coups de vandalisme et de violences, Morales à l’exil au Mexique. Tout ça à cause de la stratégie de communication d’un organisme dont la présence, ironiquement, est censée garantir la tenue pacifique des élections.


L’OEA a tout de suite mis en cause la légitimité du processus. Selon ses dires, il est impossible que les résultats aient ainsi évolué au cours du décompte, rappelons-le, non officiel. Ce qu’on oublie de mentionner, c’est que le président sortant jouit d’une popularité particulière en milieu rural autochtone, régions du pays où les boîtes de scrutin sont dépouillées plus tardivement. Les résultats finaux correspondent aussi aux prédictions des principaux sondages. En conférence de presse, la mission d’observation a parlé néanmoins d’irrégularités. Les grands médias internationaux répètent les conclusions de l’OEA sans chercher à décrire le type de fraude ni son incidence. Et puis, qui oserait remettre en question un tel organisme international ?


En 2011, la mission électorale de l’OEA est aussi intervenue dans l’élection présidentielle haïtienne, afin que le candidat Michel Martelly, pourtant troisième, passe au deuxième tour. L’homme, qui bénéficiait de l’appui des États-Unis, a ainsi été élu à la présidence. Le Brésilien Ricardo Seitenfus était chef de bureau de l’OEA à Port-au-Prince à l’époque. Il est parti avec fracas après l’élection, en lanceur d’alerte : il a donné une série d’entrevues à l’international, puis publié un livre où il révèle l’ingérence étrangère et la manipulation politique de la mission d’observation de son organisme.


Même si les années ont passé, l’autorité morale de l’OEA demeure toujours fragile en Haïti, et l’idée que les élections sont manipulées par les étrangers s’est largement répandue dans la population au fil du temps. Le taux de participation électorale y est par conséquent anémique, ce qui contribue à faire douter de la légitimité des institutions démocratiques. Le dauphin de Martelly, Jovenel Moïse, dirige aujourd’hui le pays. Malgré le mouvement de protestation populaire qui dénonce la corruption et la dilapidation des fonds publics par Martelly et Moïse, le parti au pouvoir continue de recevoir l’appui de ce qu’on appelle en Haïti le « Core Group » : le triangle principal composé des États-Unis, du Canada et de la France, appuyé par le Brésil, l’Allemagne, l’Espagne, l’UE, l’ONU et, bien sûr, l’OEA.


Quiconque connaît la politique haïtienne ne peut qu’avoir une forte impression de déjà-vu devant la débâcle bolivienne. Les tactiques se raffinent, mais sur le fond, on a affaire à la même stratégie d’assujettissement des États vassaux depuis la doctrine Monroe de 1823.


Durant ses années au pouvoir, Evo Morales a limité l’expansion et bloqué des projets de minières canadiennes contestées par des communautés autochtones locales. Cette semaine, Chrystia Freeland, ministre d’Affaires mondiales, un ministère qui rend indissociable la politique étrangère du Canada de ses intérêts commerciaux, a salué « le travail inestimable accompli » par l’OEA, pris « note de la démission du président Morales » et appuyé « la volonté démocratique du peuple bolivien ». Il n’est pas nécessaire d’être Haïtien pour comprendre.


C’est la droite bolivienne qui a poussé Morales à l’exil. Mais sans l’appui explicite ou tacite de pays comme les États-Unis et le Canada, de tels coups seraient impossibles.









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