Jules Gheude, essayiste politique - L'un des pionniers de la réforme de l'Etat belge dans le sens fédéral fut, sans conteste, François Perin. En tant que ministre de la réforme des institutions, il œuvra, avec son collègue néerlandophone, Robert Vandekerckhove, à la mise sur pied de ce que l'on appela la régionalisation préparatoire.
Au lendemain de l'échec des accords "Egmont-Stuyvenberg", en 1978, il multiplia les contacts pour tenter d'aboutir à un projet institutionnel commun aux libéraux francophones et flamands. Mais constatant la surenchère ultra-flamingante à laquelle le PVV (libéraux flamands) se livrait, il jugea opportun, le 26 mars 1980, de remettre sa démission de sénateur : "Après avoir vu, échec après échec, tous les événements de ces dernières années, je ne parviens plus, en conscience, à croire en l'avenir de notre Etat. Il est difficile de rester parlementaire d'un Etat auquel on ne croit plus et dont le système politique paraît absurde, et représentant d'une nation – selon les termes de la constitution – qui n'existe plus".
Ce qu'il écrivit dans le journal La Meuse, le 28 avril 1981, prend toute sa signification à la lumière des événements actuels : "Les Wallons ont beau prouver (…) qu'ils sont avant tout Belges et même en majorité "unitaires" ; qu'importe puisque la majorité des Flamands n'ont aucune envie d'en être solidaires ! Cela fait des années que je pressens ce qui va arriver : les Wallons et les Bruxellois vont se retrouver assez bêtement belges tout seuls. Après d'éventuelles élections qui n'auront qu'exacerbé le malaise dû à une crise financière et économique insoluble, le malheureux chef de l'Etat se mettra à courir après un gouvernement introuvable : la Belgique peut disparaître par "implosion"".
On peut évidemment pratiquer la méthode Coué et se persuader que la Belgique parviendra à sortir de cette crise existentielle à laquelle elle est confrontée depuis les élections législatives du 10 juin 2007.
Mais le fait de clamer que "Belgium is a fascinating country" et que "l'on va y arriver" – pour reprendre les propos d'Elio Di Rupo, le président du PS –, ne résiste malheureusement pas à la force de l'évidence : Albert II s'est vu contraint, ce 17 juin 2010, de confier une mission d'information à un homme résolument républicain, Bart De Wever, dont l'objectif avoué est de convertir la Flandre en un Etat indépendant.
SUSPICION, AGRESSIVITÉ ET CHAMAILLE CONSTANTES
Et si, comme François Perin le pressentait, la formation d'un nouveau gouvernement s'avérait tout bonnement impossible ? Car à l'heure où nous écrivons ces lignes, la fracture entre le Nord et le Sud reste totale en ce qui concerne la manière de régler le dossier de Bruxelles-Hal-Vilvorde et de concevoir une "grande" réforme de l'Etat.
Avec la victoire triomphale qu'elle vient de remporter avec 26 % des voix, la N-VA (parti nationaliste flamand) n'a nul intérêt à s'exposer aux compromissions. Bart De Wever, son président, n'a pas oublié comment le premier ministre Léo Tindemans s'est empressé de torpiller le pacte d'Egmont en 1978, après que la Volksunie se fût engagée loyalement sur la voie de la concession. Quant au CD&V (démocrates-chrétiens flamands) et à l'Open VLD (libéraux flamands), ils ne peuvent que se radicaliser à la suite de l'échec subi.
Jean Rey, qui fut l'un des artisans de l'unification européenne, avait bien saisi la réalité belge. Ne confiait-il pas, à l'hebdomadaire Pourquoi Pas ?, le 25 avril 1947 : "Partout, quand un Etat unitaire est travaillé par un mouvement nationaliste, il est impossible qu'il ne finisse pas par craquer".
Car il ne sert à rien de se voiler la face : la Flandre est bel et bien devenue un Etat-nation. Le terme "nation" figure d'ailleurs expressément dans le projet de Constitution flamande que le cartel CD&V/N-VA a rédigé en 2006.
En continuant à ne jurer que par le fédéralisme – qu'ils qualifient joliment "d'union" ou "de participation" –, les responsables politiques francophones se fourvoient donc. Car un système fédéral ne peut fonctionner dès lors que l'une des entités fédérées est elle-même une nation.
Voilà d'ailleurs plus de onze ans que le parlement flamand a adopté, à la quasi-unanimité, ces cinq résolutions qui s'inscrivent résolument dans un cadre confédéral et qui constituent toujours la bible institutionnelle au Nord.
Et pour ceux qui s'obstineraient à ne pas vouloir comprendre, Bart De Wever s'est montré on ne peut plus clair dans l'interview qu'il a accordée à La Libre Belgique, le 22 mai dernier : "Le fédéralisme ne marche plus. Notre projet est clairement confédéraliste. La démocratie belge est scindée, on doit aller vers le confédéralisme, c'est-à-dire qu'on doit aller vers deux entités autonomes qui signent entre elles un Traité disant ce qu'elles font encore ensemble".
Tel est donc l'objectif de l'homme qui a obtenu 785 771 voix de préférence le 13 juin et qui n'entend nullement les galvauder en adoptant, à l'instar d'Yves Leterme, une stratégie inappropriée.
L'Histoire a manifestement commis une bévue en 1830 en créant artificiellement, d'un trait de plume diplomatique, le Royaume de Belgique. Comme le dit fort justement le journaliste-chroniqueur français Eric Zemmour, "c'était la punition infligée par l'Angleterre à la France". Le fin diplomate qu'était Talleyrand n'avait d'ailleurs pas caché son scepticisme à la princesse de Lieven, en 1832 : "Les Belges ? Ils ne dureront pas. Tenez, ce n'est pas une nation, deux cents protocoles n'en feront jamais une nation, cette Belgique ne sera jamais un pays, cela ne peut tenir".
"Une nation, expliquait Ernest Renan, c'est le désir clairement exprimé de continuer la vie commune (…), un plébiscite de tous les jours". Une telle définition s'applique-t-elle vraiment aux relations Flamands-Francophones, marquées par la suspicion, l'agressivité et la chamaille constantes ?
L'ÉCHÉANCE EST À NOS PORTES
Comme le soulignait fort opportunément Jules Destrée, dans sa fameuse lettre à Albert Ier en 1912, la caractéristique essentielle du Mouvement flamand est la ténacité : "L'œuvre maudite se poursuit lentement, par degrés, sans brusque éclat, avec la patiente opiniâtreté qu'ils apportent à leurs conquêtes". L'épisode fédéraliste fut l'une de ces étapes pour progresser sur la voie de l'autonomie.
Si une situation de blocage devait se prolonger, sans perspective de solution, le roi pourrait être amené à devoir constater qu'il n'est plus en mesure d'exercer les prérogatives que lui a confiées la Constitution. Car une paralysie de l'Etat serait, en effet, en contradiction absolue avec les articles 36 ("Le pouvoir législatif fédéral s'exerce collectivement par le Roi, la Chambre des représentants et le Sénat") et 37 ("Au Roi appartient le pouvoir exécutif fédéral, tel qu'il est réglé par la Constitution") de la Loi fondamentale. En outre, dans le cas de la concrétisation de la thèse nationaliste, le souverain se trouverait en porte-à-faux avec l'article 91 en vertu duquel il a juré "de maintenir l'intégrité du territoire".
Le 9 mars 1983, l'hebdomadaire Pourquoi Pas ? publia un article de François Perin intitulé Et si les Flamands proclamaient leur indépendance ? Cinq jours plus tard, Jean Gol, alors vice-Premier ministre, adressa à son "père spirituel" le petit mot manuscrit suivant : "Je suis d'accord à 100 % avec votre article du Pourquoi Pas ?. Mais le délai est sans doute un peu plus long ; je ne suis pas fonctionnellement en position d'exprimer publiquement mon accord. J'agis cependant chaque jour pour préparer cette échéance et une réponse francophone de survie digne, raisonnable et dans l'ordre".
Vingt-sept ans plus tard, force est de constater que l'échéance est à nos portes.
Nous n'en sommes heureusement plus à l'époque où, comme l'écrit de manière très réaliste Marguerite Yourcenar dans L'Œuvre au noir, "les princes s'arrachent les pays comme des ivrognes à la taverne se disputent les plats". Mais le cas de l'ex-Yougoslavie montre que le nationalisme peut engendrer des situations d'une extrême violence.
Tout au long de son règne, Albert II s'est efforcé de faire preuve de la plus grande sagesse. Puisse-t-elle l'amener, le moment venu, à adopter la bonne attitude. Celle-là même que lui indiquait, l'an dernier, José-Alain Fralon, l'ancien correspondant du journal Le Monde à Bruxelles : "Si, au lieu de ce baroud d'honneur qui risque de mal tourner, voire même de friser le ridicule, tant il est peu conforme à la philosophie de vos sujets, vous la jouiez plus finement ? En admettant, comme nous le ferons tous tôt ou tard, que rien ne pourra arrêter la marche de la Flandre vers son indépendance, et en accompagnant celle-ci au lieu de tenter en pure perte de la stopper".
Vouloir retenir à tout prix le conjoint qui veut partir ne peut, en effet, qu'envenimer la situation jusqu'à la rendre explosive. Le divorce à l'amiable reste toujours, en fin de compte, la meilleure solution.
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Jules Gheude est l'auteur de L'incurable mal belge sous le scalpel de François Perin (Editions Mols, 2007) préfacé par Xavier Mabille, président du Crisp.
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