La France n’existera plus en 2022 ? - Propos sur la désintégration sociale

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La France existera-t-elle encore comme la nation telle qu’on la connaît depuis des décennies, avec une démocratie, des institutions républicaines et surtout un cadre de vie que bien des pays nous envient ? Cette question se pose et bien évidemment, la France n’aura pas disparu en 2022. Elle conservera son territoire, avec une unité culturelle et linguistique, mais elle risque de ne plus exister comme un ensemble républicain. Elle pourrait bien se désintégrer, sans qu’on sache à quoi pourrait ressembler un pays désintégré. Pour l’instant, la France subit une fracture sociale. Qui remonte à au moins 20 ans. C’était d’ailleurs le thème de campagne de Jacques Chirac en 1995. En 1998, quelques commentateurs imprudents se sont un peu trop vite réjouit de la victoire des blacks blancs beurs lors de la coupe du monde. La fracture sociale est restée et s’est même accentuée ces dix dernières années. Pourtant, la société a montré une résilience considérable si bien qu’on peut légitimement penser que cette situation puisse durer encore des décennies. A l’inverse, un sociologue comme Alain Touraine, un type sérieux, pas vraiment drôle sur les plateaux télé, s’est interrogé depuis des années sur notre capacité à vivre ensemble et à maintenir le modèle républicain et social. Et donc, la question fait débat. Je propose ici de réfléchir à ce qui est non pas un modèle mais un concept, celui de désintégration sociale. Souvent le réel dépasse le concept et le modèle, aussi on lira ces lignes comme un propos de sociologie fiction.
Pour concevoir la désintégration sociale, il nous faut comprendre quels sont les ressorts de la cohésion sociale et de son opposé, la désagrégation. Autrement dit, ce qui lie ou dissocie les hommes. Et pour commencer, pourquoi ne pas observer le règne animal. On constate alors le mode de vie solitaire chez certaines espèces, alors que d’autres montrent ces comportements d’ensemble aux formes très complexes, comme chez les insectes sociaux. Plus proches de nous, les oiseaux offrent le spectacle d’un vol solitaire lorsqu’il s’agit d’un rapace, ou d’un déplacement coordonné, notamment chez les migrateurs. Les mammifères offrent aussi le spectacle d’une vie menée en solitaire ou dans un troupeau, d’éléphants, de gazelles, etc. Sauf exception, on ne verra pas des animaux développer une vie sociale s’ils sont d’espèces différentes. Sauf dans le cas d’animaux élevés par l’homme. Nous avons tous en tête ces images populaires appréciées des bêtisiers de télé où l’on voit un cheval jouer avec un chien, ou un lapin avec un chat, ou je ne sais quelle autre combinaison. Si c’est le cas, c’est parce que l’animal est domestiqué, qu’il a perdu une partie de son instinct sauvage. Le berger sait faire tenir ensemble les quelques chiens avec le troupeau de moutons. Et maintenant, si on transpose à l’homme, quel sera l’équivalent du berger qui fait tenir les hommes ensemble ? Les familiers de l’œuvre de Platon verront dans cette question une réplique du procédé employé dans le dialogue sur le Politique où Platon s’interroge sur les caractéristiques d’un roi idéal amené à gouverner au mieux les hommes. Dialogue où apparaît le mythe du pasteur divin, sorte de berger nourricier que les hommes accepteront comme gouverneur. Dans un fameux dialogue, Socrate et l’Etranger jouent de cette allégorie de l’homme possédant cet art de prendre soin du troupeau et dont la figure transfigurée et divinisée servirait de point de départ à la conception du roi (275). Pour ne pas égarer le lecteur je vais aller au bout de ma conclusion. Il existe certainement quelque chose qui fait tenir les hommes ensembles. En fait, une combinaison de facteurs différents. Ibn Khaldûn évoquait l’asabya, l’esprit de corps, ce ciment qui rend solidaire les membres d’une tribu. Si on considère une société complexe comme la notre, le ciment social est multiple, composé d’institutions, de gouvernance, de services publics mais aussi de facteurs plus insaisissables comme le désir de vivre ensemble et l’intérêt partagé à vivre ensemble.
Les puissances liantes sont multiples. L’esprit républicain devrait faire tenir ensemble tous les membres, alors que d’autres facteurs réunissent des secteurs du corps social, avec des liaisons plus ou moins forte, réseaux, anciens de, amateurs de, membres d’une communauté. Suite aux discussions menées lors d’un café philo sur la société fragmentée, il est apparu clairement que les ressorts sociaux liants et déliants appartiennent à deux catégories, d’abord le matériel, les conditions économiques, les revenus, ensuite, les facteurs plus spirituels et notamment le désir de faire société, d’être ensemble. Une société intégrée repose sur l’association de ces deux facteurs. L’explication marxiste sur les conditions économiques ne représente que la moitié de la réponse. Certes les conditions matérielles favorisent la vie civile mais encore faut-il que les individus aient la volonté de vivre ensemble. La dégradation des conditions matérielles est un facteur de désintégration sociale. L’exemple des immigrés italiens et polonais dans les années 1930 est édifiant. Ces travailleurs avaient vocation à s’intégrer mais compte tenu de la crise économique, les tensions se manifestèrent. Italiens et Polonais furent accusés par la populace de venir prendre le pain aux Français. Un défaut dans les conditions matérielles occasionne bien souvent les tendances à la désintégration. Un excès aussi, si l’on observe la sécession des très riches. L’impact des médias est lui aussi contrasté. La multiplication des formes culturelles diffusées peut engendrer un désir de partage ou à l’inverse une tendance à s’isoler en communauté, groupe d’intérêt, tribu.
Le médiatique a sans doute un impact sur le narcissisme, phénomène très contemporain associé à l’individualisme et favorisant le repli sur un univers fait d’images renvoyées par les autres servant de miroir. Le narcissique s’intéresse beaucoup à sa personne et va forcément vers ceux qui partagent avec lui cet intérêt alors qu’en retour il joue le jeu et se prête au jeu du miroir. Publicité et propagande ont dissout l’homme individué pour faire place à un individualisme fait d’artifice et de narcissisme. L’individu narcissique ne fait pas société. Peut-être que d’autres facteurs très contemporains pallient à ce déficit de sociabilité. Des choses toutes aussi artificielles mais capables de souder les gens, comme les réseaux sociaux ou le culte des stars, piètre mais efficace substitut à la religion. N’oublions pas que les célébrités font des apparitions. Et que les médias sont des lieux épiphaniques.
Maintenant, on peut regarder la réalité en face. Et pointer une tendance forte, celle de la résilience. Prenons l’Espagne, pays avec plus de 20% de chômage. Le mouvement des indignés s’est manifesté mais comme le dit la bonne formule, la majorité silencieuse est résignée. N’oublions pas qu’une grande majorité d’Espagnols sont propriétaires de leur logement (les autres expulsables aurait dit Coluche) et que les solidarités familiales sont puissantes. Les populations ont acquis une capacité étonnante à accepter la baisse du niveau de vie en étant persuadées que c’est la seule voie. La France est en état de fracture sociale depuis deux décennies et elle n’a pas vacillé. On peut égrener interminablement les indices en faveur d’une résilience sociale face à la crise.
Passons maintenant aux facteurs de désintégration. On les a esquissés sommairement et aux aussi peuvent être égrenés interminablement. Mais globalement, trois facteurs imbriqués menacent la cohésion sociale. Les inégalités, le chômage et la baisse du niveau de vie. La société française va devoir affronter une situation qui dans dix ans, risque d’être explosive. Si le scénario à la japonaise se confirme, le chômage réel va suivre une courbe ascendante et la France pourrait cumuler dix ans de sous-emploi massif avec au bout près d’un Français sur cinq privé d’un emploi permettant de mener une vie décente. Les services, basiques risquent d’augmenter, avec les produits de première nécessité. Il faut également prendre acte de la croissance de la Chine qui aura doublé son PIB en 2022. L’Inde, le Brésil et d’autres pays ne seront pas loin. Dans un tel contexte, le baril risque d’atteindre des sommets et le carburant pour se chauffer ou se déplacer va flamber. Ajoutons les dépenses de santé croissantes, la démographie et ses vieux, alzheimer, parkinson, cancer, organismes dégradés… et puis, la technologie qui « bouffe » de plus en plus de fric, la bureaucratie et là, ce pourrait devenir invivable pour près d’un Français sur deux qui travaillera dans des conditions difficiles pour payer ses impôts, son chauffage, son loyer, son carburant, ses tas de dépenses incompressibles et à la fin, plus un sous pour un petit plaisir, ciné, resto, détente, voyage… Bref, une vie invivable attend bon nombre de nos concitoyens et à moins que les gens ne trouvent cette situation normale, on ne voit pas comment échapper à la désintégration sociale. A moins que la capacité de résilience associée à une politique de salut public ne permette de passer le cap de 2022.
Admettons que ce soit le cas, la France de 2022 risque de ressembler de moins en moins à celle de 1960 et 1970. Une France désintégrée, de citoyens zombifiés, greffés aux machines, aux portables, aux tablettes, aux écrans tactiles, pourrait en résulter et afficher une relative stabilité. La raison et la liberté seraient alors remplacée par une sorte d’instinct technologique. En exagérant le propos on pourrait suggérer que la France des hommes ferait place à la France des fantômes, sorte de créatures mi-humaines, mi-technologiques mues par les fils invisibles de la vie mécanique. Un pays de marionnettes emprisonnées dans leur autisme narcissique qui à l’instar des détenus à qui l’on accorde une promenade de deux heures, vont se déhancher dans des boîtes à musique en écoutant du Getta, telles des figurines animées enfermés dans des camps de la vie. La société désintégrée reste en dernier ressort une société de masse. Réglée non pas d’une manière centralisée comme au vieux temps du national-socialisme mais organisées par un dispositif décentré, périphérique, polycentrique.
Société désintégrée ou plutôt désaccordée. Le « lien social », ce substitut au pasteur platonicien ou à l’asabya ou au ressort de Montesquieu ou encore à l’esprit de la nation selon Renan, serait délié, désubstantifié, au profit d’une solidarité mécanique, reposant sur des connivences d’intérêts matériels, sur de la technologie, sur une surveillance policière très développée. Bref, rien de neuf, ce modèle de société peu engageant reviendra de manière récurrente dès lors que l’esprit déroulera les analyses sur l’évolution du monde contemporain. Ce type de société arrange en fait les « directeurs du système ». L’individu devenu pièce d’un lego industriel et social se prête comme chair corvéable aux intentions de la gouvernance, des profits, des centres de commande, dans les bureaux, les banques, les grandes industries. Les maîtres du système ont intérêt à façonner les vies mécanisées des populations.
Alors, de quoi sera fait l’avenir ? Une société minée par les tendances à la désintégration peut se révolter, ou se résigner ? Nous ne savons pas comment un ensemble aussi complexe que la France des années 2010 réagira à la persistance de la crise sociale. Les Français pourraient très bien se résigner. Personne n’avait prévu les événements de 1968 dans un pays en pleine croissance et sans chômage. Une France percluse d’inégalités et de précarité pourrait accepter la situation et ce serait aussi un phénomène imprévisible.


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