La pièce manquante du casse-tête...

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La fausse solution de l’immigration pour sauver l’Ontario français, préfiguration d’un Québec agonisant : « La première génération parlera français, la seconde parlera bilingue, et la troisième sera anglaise... »

Capture d'écran d'ONFR+


J'aurais bien voulu assister au colloque «Stopper le déclin du français en Ontario? Les faits d'abord», ce 26 septembre, mais le site d'inscription m'avait informé, en anglais, que l'activité était sold out. J'ai vainement tenté d'appeler à l'Université d'Ottawa mais depuis la pandémie et le télétravail, les bureaux sont trop souvent vides et personne ne répond au téléphone... Parler à des humains au travail est devenu très difficile.


Présenté sous forme de table ronde, le colloque n'était pas enregistré. Il a fallu attendre les bulletins du soir ou les journaux du lendemain pour les comptes rendus médiatiques. Or ni Le Droit ni Radio-Canada n'en ont fait état! Du moins je n'ai rien vu ou entendu. Heureusement, le réseau ONFR+ (télé publique franco-ontarienne) avait délégué une journaliste et publié un long texte le lendemain, 27. Le Droit a repris cet article dans son édition du 28 septembre. Amendes honorables.


Je n'ai pas été surpris en prenant connaissance des explications proposées par les experts invités au colloque. Un portrait incomplet, mettant sur la table plusieurs pièces du casse-tête sans que l'on puisse pour autant saisir la totalité de l'image. Faible taux de natalité chez les Franco-Ontariens, diminution de la transmission du français d'une génération à l'autre, population vieillissante, faible immigration de langue française, sont tous des facteurs qui aident à comprendre le déclin de la francophonie ontarienne. Mais l'essentiel n'y est pas.


Oui, bien sûr, depuis les années 1960, les francophones font moins d'enfants et cela, à la longue, augmente la proportion de vieux dans la société. Mais ce phénomène est tout aussi présent au sein des vieilles collectivités anglophones. Leur taux de natalité avait commencé à baisser bien avant que les franco-catholiques se convertissent au contrôle des naissances. L'exogamie - mariage ou union entre un(e) francophone et un(e) anglophone - constitue désormais un facteur bien plus important que la sous-fécondité en matière d'assimilation. Et ça, à Statistique Canada, on le sait. Ses statisticiens l'ont documenté.


La faiblesse de l'immigration francophone en Ontario est invoquée de plus en plus pour expliquer le déclin du français en milieu minoritaire. Autant les Franco-Ontariens que l'ensemble de la francophonie hors-Québec semblent y voir leur planche de salut. Si les immigrants de langue française allaient s'installer à Hawkesbury, Kapuskasing ou Hearst, où la majorité est francophone, cela aiderait sûrement. Mais non, ils afflueront vers les centres urbains, tous à forte majorité anglophone, où ils s'angliciseront au même rythme que les Franco-Ontariens. La première génération parlera français, la seconde parlera bilingue, et la troisième sera anglaise...


Non, ce qui manquait à ces experts, politologues, sociologues, statisticiens, administrateurs,  c'est le vécu historique des Franco-Ontariens. Au colloque de l'Université d'Ottawa, il n'y avait pas d'historien. Il n'y avait pas non plus de vieux de 70 ans et plus parmi les conférenciers. Aucun d'entre eux n'aurait pu se souvenir du temps où, dans la Basse-Ville d'Ottawa, le Moulin à fleur de Sudbury, dans le Frenchtown de Welland ou le quartier franco-ontarien de Cornwall, la langue de la rue était le français. Dans ces villes à majorité anglophone, on retrouvait des territoires bien délimités où la langue commune, la langue d'intégration, la langue de la rue était le français. Et plus de 40% des Franco-Ontariens demeuraient dans ces quatre centres urbains.


L'histoire de la dislocation des quartiers urbains francophones de l'Ontario depuis les années 1960 reste à écrire. L'ethnocide des Canadiens français de la Basse-Ville d'Ottawa a été largement fouillé dans le livre Ottawa, lieu de vie français* mais la disparition de TOUS les autres milieux urbains francophones de l'Ontario fait rarement partie des discussions ou des conférences. Et pourtant, il s'agit peut-être de la pièce la plus importante du casse-tête. 


Aucun des experts invités au colloque par l'Université d'Ottawa ne dépassait la cinquantaine. Impossible pour eux d'avoir un souvenir ou un vécu d'un quartier franco-ontarien urbain. Trois des conférenciers étaient originaires du Québec ou avaient étudié au Québec. Leur expérience en terre ontarienne avait sans doute commencé dans les années 1990 ou 2000. Deux intervenants, Joël Beddows et Alain Dupuis, sont respectivement originaires de Sturgeon Falls et Sudbury, mais ils ont grandi alors que le déclin était amorcé. Tous connaissent bien l'Ontario français d'aujourd'hui. Ils voient l'assimilation en marche, mais ignorent à peu près tout d'un monde qui, tout en étant disparu, permet de mieux comprendre le monde actuel.


Quand j'étais enfant, sur ma rue, dans le quartier Saint-François d'Assise, à Ottawa, il y avait des familles exogames. Sans doute les enfants avec qui nous jouions et allions à l'école tous les jours parlaient-ils anglais à l'un de leurs parents, mais avec nous, dans la rue, à l'épicerie, à l'école, au parc, ils parlaient français, avec le même accent que nous. C'était la langue commune, la langue de la rue. Aujourd'hui, les francophones d'Ottawa vivent tous, sans exception, dans des quartiers majoritairement anglais où la langue de la rue, la langue d'intégration, est l'anglais. Rapidement, ils acquièrent un accent anglais et oublient un français qu'ils ont largement cessé d'utiliser hors du domicile ou de l'école. On connaît la suite. Demandez aux statisticiens.


En 1950, le patriarche franco-ontarien Séraphin Marion écrivait que «l'Ottawa français de 1950 est au diapason du Canada français de 1950 et du Canada français d'autrefois», et qu'une «armée» de Franco-Ontariens à Ottawa préparaient «pour leurs descendants un somptueux jardin qui rappellera, à certains égards, ceux de la France elle-même». Quinze ans plus tard, voyant le français s'effriter dans sa ville natale, M. Marion avait changé de ton et encourageait même les jeunes Ottaviens de langue française à traverser la rivière, pour vivre en français au Québec. Cette période clé, entre le début des années 1950 et le milieu des années 1970, fournira les pièces manquantes du casse-tête, et les chercheurs feraient bien de parler aux survivants des anciens quartiers urbains de langue française pour brosser un tableau complet du déclin qu'ils tentent aujourd'hui d'analyser et d'enrayer.


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Ottawa, lieu de vie français, Les Presses de l'Université d'Ottawa, 2017