Faut-il que les neuf juges de la Cour suprême soient bilingues?
Depuis que Michel Bastarache a annoncé sa démission de la Cour suprême, en avril, le débat est lancé.
Débat qui nous révèle deux choses. La première, c'est que la culture du bilinguisme plafonne quand elle ne recule pas au Canada anglais, comme le constatait Graham Fraser avant de devenir commissaire aux langues officielles.
La deuxième, paradoxalement, est qu'à la Cour suprême, le bilinguisme a fait de tels progrès qu'il est devenu gênant d'y être unilingue. Le seul dans ce cas est le juge Marshall Rothstein, originaire du Manitoba, nommé en 2006. Les huit autres peuvent écouter les plaidoiries dans les deux langues sans avoir recours à la traduction simultanée.
Le juge Rothstein remplaçait John Major, de l'Alberta, qui était aussi le seul unilingue anglophone de la Cour. On n'était pas étonné de lire, vendredi, une déclaration de l'ex-juge Major affirmant qu'à son point de vue, la connaissance du français (ou de l'anglais, bien sûr!) n'est pas une exigence pour cette haute fonction judiciaire.
Les services d'interprète et de traduction de la Cour sont excellents, a dit M. Major, et il serait "regrettable" qu'on choisisse le prochain juge en imposant ce critère et non simplement en se fondant sur la seule compétence juridique.
Pour certains, le bilinguisme ne fait pas partie des compétences d'un juge, même à ce haut niveau, où toutes les causes doivent revêtir un "intérêt national". N'est-il pas pertinent, pour saisir la notion d'intérêt national, de comprendre les deux langues officielles? D'avoir un accès direct à la langue d'une des deux cultures juridiques canadiennes?
Aux yeux de bien des anglophones à l'extérieur du Québec, la connaissance du français demeure une sorte de compétence transversale, mais pas dans le sens où l'entend notre ministère de l'Éducation. Transversale dans le sens qu'elle vous reste dans le travers de la gorge.
Les temps ont tout de même changé formidablement et on n'imaginerait plus, je crois, un juge en chef unilingue. Berveley MacLachlin parle un très bon français, les autres juges anglophones un français excellent. Il fut même un temps, il y a cinq ans, où la Cour avait cinq francophones sur neuf juges (trois du Québec, plus Louise Arbour de l'Ontario et Michel Bastarache du Nouveau-Brunswick). Et ils sont compétents en droit aussi!
Il n'y a pas si longtemps, pourtant, en 1975, lors d'une très officielle cérémonie pour célébrer le centenaire de la Cour suprême, le juge en chef Bora Laskin avait fait un discours sans prononcer un seul mot de français.
Jules Deschênes, alors juge en chef de la Cour supérieure, en avait été scandalisé. Dans ses mémoires, et dans une entrevue qu'il m'avait donnée 25 ans après l'événement, il n'avait pas décoléré et se demandait encore s'il n'aurait pas dû se lever et dénoncer sur-le-champ cette "insulte à toute la population francophone du Canada", quitte à briser le protocole. Même le Lord Chancelier d'Angleterre, venu spécialement pour l'occasion, avait eu l'élémentaire courtoisie de prononcer quelques mots en français. Dans le cas du juge en chef du Canada, on n'est plus dans le domaine de la courtoisie, mais de l'obligation.
Imaginerait-on un francophone unilingue à la Cour suprême, sous prétexte qu'il existe un excellent service de traduction? Évidemment non. Faudrait-il un interprète chaque fois que les juges se rencontrent? Si on ne se pose pas la question, c'est qu'on tient pour acquis que tous les juges maîtrisent l'anglais.
Quelqu'un, quelque part (le premier ministre), doit envoyer le message que pour certaines hautes fonctions de l'État fédéral, la connaissance des deux langues officielles fait partie de la liste des compétences de base, et non pas seulement des hobbies.
Pendant qu'on parle de langue, étonnamment, presque personne ne parle du processus de sélection et de confirmation des candidatures.
Jusqu'ici, le ministre de la Justice s'est contenté de dire qu'il sera "ouvert et transparent". Mais il n'a pas confirmé qu'il reprendra le modèle créé par Irwin Cotler, au moment de remplacer le juge Major: le ministre, après consultations, avait soumis une liste d'un maximum de huit noms (six, en fait) à un comité formé de parlementaires et d'experts, qui en avait retenu trois. Au moment de choisir le candidat dans cette courte liste, le gouvernement avait changé, et les conservateurs avaient nommé Marshall Rothstein, à même cette liste. Jamais le processus n'avait été si transparent.
Autre première: une fois le candidat désigné, on l'a soumis à un interrogatoire devant un comité parlementaire. Le juge Rothstein s'était très bien tiré d'affaires, affichant un bon sens, une assurance dans sa compétence et un bon sens de l'humour. Les députés, de leur côté, avaient travaillé avec sérieux. Les craintes de dérives "à l'américaine", évoquées par le milieu juridique, ne se sont pas matérialisées. En fait, la crédibilité du processus a été renforcée.
Il devient évident qu'en 2008, même si les conservateurs ne l'ont pas confirmé, ces deux premières sont un minimum: on ne peut plus faire l'économie de cet exercice de transparence pour choisir des gens qui ont un impact si important sur la société canadienne.
Pour joindre notre chroniqueur: yves.boisvert@lapresse.ca
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