Le capitalisme à visage mesquin

L’avenir des conditions de travail des salariés de Valleyfield, Toulouse et Pittsburgh se joue, aujourd’hui, à Pékin.

La Chine - insondable ?

«Ah, nous disent-ils l’air penaud, c’est un grand malheur, c’est sûr, mais on n’y peut rien. Dans le nouveau grand marché du travail mondial, un employé sur quatre est chinois. Et en Chine, vous savez, il n’y a pas de vrais syndicats. Les salaires sont bas. Les conditions de travail pitoyables. [Soupirs!] Alors, il faut s’adapter. Travailler plus pour moins cher. Si seulement les Chinois étaient mieux traités, mieux protégés, mieux organisés, mieux payés. Mais ce n’est pas demain la veille…»
Et si c’était demain la veille? Ce printemps, les députés chinois devront se prononcer sur une réforme des lois du travail qui entraînerait une véritable révolution, augmentant le pouvoir de négociation des salariés et celui du syndicat national, qui, bien que complètement à la botte du Parti communiste, fait preuve ces temps-ci d’un regain de conscience ouvrière.
Que se passe-t-il? En 2005, 30 000 poursuites judiciaires, 300 000 conflits de travail, quatre millions de grévistes, voilà ce qui se passe. Le gouvernement chinois craint pour la paix sociale. Les employeurs, vivant dans un véritable far west du capitalisme, abusent. Selon la loi actuelle, le salarié n’a de protection que s’il a un contrat individuel, signé par son patron. Or, 80% des patrons n’en signent pas. Plus de 12% des salariés ne reçoivent même pas le salaire minimum, dérisoire, fixé par l’État. Lorsqu’ils sont payés. Selon l’Organisation internationale du travail, dans la province du Guangdong, plus de la moitié des employeurs retiennent illégalement une partie ou la totalité des salaires. Ça ne peut pas durer.
Dans un geste surprenant de réalisme politique, le gouvernement a donc déposé l’an dernier ce projet de loi qui renverserait le rapport de force en faveur de l’employé et de son syndicat. Pas de contrat? On présumera qu’il existe. Changements aux conditions de travail? Négociation obligatoire avec le syndicat ou avec des «représentants élus». Contradiction entre la version de l’employeur et celle du salarié? À moins que l’employeur n’ait une preuve écrite, le juge présumera que le salarié dit vrai. L’État a mis à la disposition des travailleurs pendant 30 jours un site Internet pour obtenir leurs commentaires. Près de 200 000 salariés y ont déversé leurs malheurs et leurs espoirs.
Ils n’étaient pas les seuls à commenter. Les grandes entreprises américaines et européennes ont lu le projet de loi. Elles furent catastrophées. Loin d’y voir une occasion de rehausser le niveau de vie des travailleurs chinois et de commencer à combler l’écart avec celui des salariés occidentaux, elles ont craint pour leurs marges de profit et ont laissé planer la menace de la délocalisation. Un lobbying intense leur a permis de convaincre les législateurs de diluer le projet de loi, dont une deuxième version vient d’être produite. Version encore trop généreuse au goût de la Chambre de commerce américaine, de Wal-Mart, Microsoft, Intel et General Electric, mais encore considérée comme un progrès réel par les organisations de travailleurs et de défense des droits de la personne.
La partie se corse. Ce débat législatif n’est pas chinois, il est planétaire. En Europe, les syndicats ont forcé la Chambre de commerce européenne à faire volte-face. Hier opposée au projet de loi, elle s’y dit maintenant favorable. La suédoise Ericsson, par exemple, s’est dissociée des lobbys patronaux qui ont voulu faire reculer l’État chinois.
Aux États-Unis, les travailleurs du textile sont montés au créneau, ralliant des représentants démocrates. La société Nike s’est soudain trouvée mal et s’est désolidarisée des efforts du lobby patronal américain à Pékin. Beaucoup d’autres (dont Google) se taisent.
Dans cette affaire, les masques tombent. De grandes entreprises qui se gargarisent de «responsabilité sociale» et qui prétendent avoir, dans les pays émergents, un comportement exemplaire se battent aujourd’hui bec et ongles pour interdire aux travailleurs chinois des droits obtenus il y a des décennies par les salariés occidentaux. Il faut savoir de plus que la pression à la baisse sur les conditions de travail et les salaires, dans nos secteurs manufacturiers, provient non des manœuvres condamnables d’entrepreneurs chinois véreux dans le Guangdong, mais des pratiques des grandes sociétés occidentales installées en Chine. Au cours des 12 dernières années, les deux tiers de la fulgurante augmentation des exportations chinoises furent attribuables aux entreprises étrangères en sol chinois. Toute amélioration des conditions de travail des travailleurs de ces entreprises — donc de nos entreprises établies là-bas — aura un effet positif sur la qualité de vie des salariés, partout sur la planète.
La mondialisation nous a entraînés vers le fond du baril. Mais voilà que le fond du baril monte. Honte à ceux qui freinent cette ascension.
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Jean-François Lisée est directeur exécutif du Centre d’études et de recherches internationales de l’Université de Montréal ainsi que de PolitiquesSociales.net.

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Jean-François Lisée297 articles

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Ministre des relations internationales, de la francophonie et du commerce extérieur.

Il fut pendant 5 ans conseiller des premiers ministres québécois Jacques Parizeau et Lucien Bouchard et un des architectes de la stratégie référendaire qui mena le Québec à moins de 1% de la souveraineté en 1995. Il a écrit plusieurs livres sur la politique québécoise, dont Le Tricheur, sur Robert Bourassa et Dans l’œil de l’aigle, sur la politique américaine face au mouvement indépendantiste, qui lui valut la plus haute distinction littéraire canadienne. En 2000, il publiait Sortie de secours – comment échapper au déclin du Québec qui provoqua un important débat sur la situation et l’avenir politique du Québec. Pendant près de 20 ans il fut journaliste, correspondant à Paris et à Washington pour des médias québécois et français.





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