Économiste connu et reconnu pour ses positions eurocritiques et pour la démondialisation, enseignant à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) et spécialiste de la Russie, Jacques Sapir développe notamment ses analyses politiques, économiques et sociales ou encore sur la crise de l’État sur son influent blog Russeurope. Il a aimablement accepté de s’entretenir avec nous.
Cercle des Patriotes Disparus : Malgré le rejet de l’Union Européenne par les Français, les sondages ont démontré au début de l’année 2017 un net refus de quitter l’Union et la zone euro. Les dernières élections, malgré les nombreux candidats souverainistes ou proches du souverainisme, ont par ailleurs consacré Emmanuel Macron, qui n’a pas caché ses ambitions européistes. Selon vous, quelles seraient les raisons d’un tel écart électoral ?
Jacques Sapir : Il faut commencer par rappeler les conditions dans lesquelles s’est déroulée cette élection. Quatre candidats étaient arrivés, très proches les uns des autres, en tête lors du premier tour : Emmanuel Macron, bien sûr, Marine le Pen, François Fillon et Jean-Luc Mélenchon. Sur ces quatre candidats, deux pouvaient être qualifiés de souverainistes, ou du moins avaient défendu, dans cette campagne, des positions proches du souverainisme : Marine le Pen et Jean-Luc Mélenchon. Deux autres candidats, Nicolas Dupont-Aignan, qui avait obtenu plus de 5% des suffrages et François Asselineau, avec un peu moins de 1%, venaient compléter ce que l’on peut considérer comme un « camp souverainiste ». Mais, dans le système électoral français, le deuxième tour n’oppose plus que les deux premiers candidats. Il faut donc faire des choix, se rallier ou se désister pour des candidats mieux placés. Ce processus implique que l’on fasse un choix entre les convictions, ou les opinions, qui vous semblent essentielles, et qui peuvent donc justifier un ralliement ou un désistement, et celles que l’on considère comme secondaires et qui seront sacrifiées dans ce processus.
Jean-Luc Mélenchon a pris la décision de ne pas se rallier ou se désister, laissant ses électeurs libres de leur choix. Par cette décision, il indiquait qu’il avait des réserves graves que ce soit envers le programme d’Emmanuel Macron ou de celui de Marine le Pen. Nicolas Dupont-Aignan a, quant à lui, choisi de se rallier à Marine le Pen. Ces choix illustrent les différences à la fois dans les programmes et dans les électorats. Jean-Luc Mélenchon s’était opposé violemment à Marine le Pen dans la campagne. Même si il existe une porosité entre son électorat et celui de Marine le Pen, comme cela a pu être constaté lors des élections législatives qui ont suivi, il a considéré qu’il lui était impossible d’envoyer un signal à ses électeurs pour favoriser Marine le Pen.
François Fillon, qui s’était violemment opposé à Emmanuel Macron dans la campagne électorale a choisi, quant à lui, d’appeler à voter pour ce dernier. Ce faisant, il a montré la prégnance du discours que l’on peut appeler « barragiste » en cela qu’il appelle à « faire barrage » à un autre candidat, Marine le Pen en l’occurrence.
Ce discours ne pourrait se justifier que si l’on montrait que cette candidate représentait un danger véritable et réel pour les institutions de la République. Cela n’a pas été démontré, et ce quoi que l’on puisse penser du programme et des déclarations du Front National. On peut aussi penser, et les ralliements à Emmanuel Macron, qui se sont produit après cette élection, le démontrent, qu’il y avait, en dépit d’un discours de grande opposition, de nombreuses connivences programmatiques entre Fillon et Macron. On le voit par exemple en ce qui concerne la question des ordonnances.
Dès lors, Emmanuel Macron pouvait compter sur le ralliement de l’un des quatre candidats arrivés en tête lors du premier tour. Il pouvait aussi compter sur le ralliement du candidat du Parti « socialiste », Benoît Hamon, qui a annoncé son désistement très rapidement. Cela pose un vrai problème politique. Marine le Pen, en dépit d’efforts réalisés depuis ces cinq dernières années continue d’être vécue comme un repoussoir par une partie de l’électorat, y compris dans les franges qui peuvent se retrouver sur une partie de son discours. C’est ce qui explique et sa défaite, et le succès apparemment éclatant d’Emmanuel Macron, mais un succès dont on voit bien qu’il fut plus obtenu par défaut que par conviction. Ici se trouve d’ailleurs l’explication de l’effondrement rapide et spectaculaire de sa côte de confiance dans les sondages dans l’été qui a suivi cette élection.
Ce succès est avant tout, comme on l’a dit, celui de la ligne « barragiste ». Mais, si cette ligne a rencontré une certaine adhésion, elle le doit beaucoup aux insuffisances et aux erreurs de la campagne de Marine le Pen, une campagne qui, paradoxalement, a abouti à re-diaboliser cette candidate et qui a effacé une partie du travail effectué les années précédentes.
Il faut donc revenir sur la campagne du deuxième tour de Marine le Pen. Elle savait qu’elle se heurterait au minimum à la méfiance et plus probablement à l’opposition spontanée des électeurs de Jean-Luc Mélenchon et d’une large part du camp souverainiste, qui était pourtant sorti avec un nombre très élevé de voix du premier tour. Elle ne pouvait désarmer cette méfiance, et répondre à cette méfiance, qu’en affirmant une dimension sociale forte et en construisant la crédibilité de ses propositions, et en particulier de celles qui concernaient les idées souverainistes. Cela voulait aussi dire trouver le ton juste pour s’adresser à ces électeurs. Or, sur ce point, il faut aussi constater que Marine le Pen n’en a pas été capable. Dans la vidéo qui a circulé à ce moment, et où elle s’adresse aux électeurs de Jean-Luc Mélenchon, elle commet deux erreurs évidentes. La première concerne le fond ; il fallait d’emblée reconnaître ce qui séparait les deux électorats et les différences de programme. Vient ensuite une question de forme, mais qui découle en réalité de la première erreur. Marine le Pen s’adresse aux électeurs sur le ton de la « bonne camarade ». Mais, on ne parle pas ainsi à des gens qui ont d’importantes préventions à votre égard. Quand on veut les convaincre de faire ce qu’il faut bien appeler une transgression il convient de s’adresser à eux avec gravité, et en précisant bien que ce ralliement ne porte que sur un vote et ne fait pas disparaître les divergences. Il fallait user d’un registre gaullien, en soulignant l’importance historique du moment. Cela met en cause moins la candidate que l’organisation de sa campagne. Car, enfin, il était évident que si Marine le Pen se qualifiait pour le deuxième tour elle aurait besoin de l’appui ou de la neutralité à son égard des électeurs de Jean-Luc Mélenchon.
Ce qui, d’ailleurs, ne va pas sans soulever un problème dans le cas ou Marine le Pen serait arrivée derrière Jean-Luc Mélenchon, une hypothèse pas complètement absurde si Benoît Hamon avait mis sa candidature en sourdine au lieu d’attaquer sans relâche comme il le fit le dirigeant de la France Insoumise. Quelle aurait-été alors l’attitude politique de Marine le Pen ? Comment Jean-Luc Mélenchon aurait-il pu s’adresser à son électorat ?
De ce point de vue, nous avons un exemple historique, celui du discours radiophonique prononcé par Maurice Thorez, alors dirigeant du PCF, à la veille des élections législatives de 1936 qui allaient voir le succès du Front Populaire. A l’époque un mouvement politique se situe, approximativement, sur le créneau du Front National d’aujourd’hui, mais avec un rhétorique et des pratiques plus violentes, ce sont les Croix de Feu.
Ce mouvement a été longtemps présenté, à tort comme l’ont montré de nombreux historiens[1], comme un mouvement « fasciste » ou pré-fasciste. Ce discours est connue comme celui de « la main tendue » aux électeurs catholiques. Ce que l’on sait moins c’est qu’il y a eu une main tendue aussi aux électeurs des Croix de Feu : Il faut relire les mots employés par Maurice Thorez : « Nous te tendons la main, volontaire national, ancien combattant devenu croix de feu parce que tu es un fils de notre peuple que tu souffres comme nous du désordre et de la corruption, parce que tu veux comme nous éviter que le pays ne glisse à la ruine et à la catastrophe »[2]. On peut faire de nombreuses critiques à Maurice Thorez, et à sa soumission aux ordres de Staline en particulier, mais il y avait là une intelligence politique évidente. Jean-Luc Mélenchon aurait-il été capable de faire de même, nous ne le saurons jamais et, à dire vrai, au vu de certaines de ses déclarations on peut en douter.
Quoi qu’il en soit, Marine le Pen avait besoin, de manière vitale, d’élargir sa base électorale. On constate que dans les premiers jours de la campagne du deuxième tour, elle fut capable de rallier des électeurs qui n’ont pas voté pour elle au premier. C’est en particulier le cas après sa visite aux ouvriers de Continental. A ce moment, elle est créditée de plus de 40% des voix dans les sondages, et avec une marge de progression importante.
Pourtant, on a vu ce mouvement s’inverser dès la fin de la semaine, et ce en dépit du ralliement de Nicolas Dupont-Aignan. Mon hypothèse est que, dès le vendredi, quand elle a commencé à affadir son discours sur la question des retraites et qu’elle a repris l’idée développée par Nicolas Dupont-Aignan des « deux monnaies » (i.e. le Franc et l’Euro, pris alors comme une monnaie commune), elle a commencé à perdre sur le terrain de la crédibilité, mais aussi sur celui de la cohérence. La question des retraites est importante pour les français, et le recul sur ce point a constitué indiscutablement une erreur. Mais, surtout, la question de « l’Euro monnaie commune » a rendu complètement illisible l’ensemble de ses positions sur la souveraineté monétaire, et – à partir de là – sur une bonne partie de son programme économique qui ne tenait que du fait de l’abandon de l’Euro et de l’avantage compétitif qu’il en résulterait pour la France.
L’incohérence introduite dans son discours mettait Marine le Pen en réalité sur la défensive et ce dès avant le débat du mercredi suivant. Les questions monétaires sont en effet techniquement complexes, mais politiquement simples. Vouloir se placer sur le terrain de la technique, avec cette question des « deux monnaies », alors que l’on n’est pas économiste équivalait à un véritable suicide. Pourtant, politiquement, elle aurait pu défendre facilement l’idée que l’Euro impose des contraintes de souveraineté aux pays qui l’emploient qui les rendent en définitive incapables de fixer leur politique économique et sociale. Nous le voyons bien aujourd’hui avec les ordonnances, dont la logique est de s’inscrire dans le cadre macroéconomique déterminée par l’appartenance de la France à la zone Euro. Marine le Pen n’est pas économiste, et nul ne songe à le lui reprocher. C’était d’ailleurs le cas de nombreux candidats. Elle devait se battre sur la question politique, sur la question de la souveraineté, de ses implications et de ses conséquences, et refuser d’entrer dans les détails techniques. On sait que la question de l’Euro est potentiellement anxiogène car, pour de nombreux français, elle évoque le risque d’une spoliation massive de leur épargne. Sur ce point, tout candidat qui défend le principe d’une sortie de l’Euro doit apporter une réponse avant tout politique ; il, ou dans le cas de Marine le Pen elle, doit réaffirmer la volonté politique du Président de garantir la valeur de l’épargne par rapport aux prix établis en France.
C’est donc dans une position affaiblie que Marine le Pen est arrivée au débat du mercredi avant le deuxième tour. Elle a commis deux erreurs : celle de sous-estimer son adversaire, et quoi que l’on puisse penser de la politique d’Emmanuel Macron il n’est pas le premier venu, et celle de penser qu’elle pouvait jouer la carte du populisme démagogique, un peu à la manière de Donald Trump. Mais, la culture politique française est très différente de la culture politique des Etats-Unis, au moins sur ce point. Le résultat a été ce que l’on en a vu : un agitation stérile, et parfois pathétique, passant à côté des véritables questions qui auraient pu mettre Emmanuel Macron en difficulté.
La perte de crédibilité, dont je rappelle qu’elle avait commencé à se manifester dès le dimanche précédant le débat, est alors devenue catastrophique. Elle a donc abouti à « re-diaboliser » Marine le Pen, donnant alors une crédibilité aux positions « barragistes ». C’est ce qui explique qu’elle n’ait réuni sur son nom qu’un tiers des suffrages et que le nombre des électeurs de Jean-Luc Mélenchon qui se sont portés sur elle ait été aussi réduit.
Voilà pourquoi, alors que les souverainistes représentaient environ 50% de l’électorat, leurs positions – devenues inaudibles – ont été aussi largement battues. On peut en éprouver de l’amertume, mais l’amertume n’est d’aucune utilité en politique. Cependant, il y a des leçons importantes à tirer cette séquence d’évènements si on ne veut pas qu’elle se reproduise. Car, le fait que les positions souverainistes aient pu être inaudibles dans un certain contexte ne signifie nullement qu’elles aient disparues, mais cela implique pour les souverainistes de construire un discours cohérent et crédible pour que leur discours puisse être entendu par une majorité de français.
Traditionnellement, les traités avaient pour but de régler les relations entre États, mais depuis quelques décennies, leur rôle diplomatique a évolué, et avec la mondialisation, ils ont un impact de plus en plus grand sur les normes juridiques internes des États (Maastricht, TAFTA, CETA, etc.) dont la force contraignante est toujours assurée par le principe du pacta sunt servanda. Aujourd’hui, les traités ne seraient-ils pas devenus un véritable mode de gouvernance ?
La question de l’observation des traités pose à la fois un problème de principes, le souverain peut-il abandonner sa souveraineté sur un point, et un problème d’opportunité, peut-on envisager un mode ou tout traité serait remis en cause dès sa signature.
On avance souvent l’hypothèse que les traités internationaux limitent la souveraineté des États. Les traités sont en effet perçus comme des obligations absolues et ce justement au nom du principe Pacta sunt servanda [3]. Mais, ce principe peut donner lieu à deux interprétations. On peut considérer qu’il n’est rien d’autre qu’une mise en œuvre d’un autre principe, celui de la rationalité instrumentale[4]. Il implique donc de supposer une Raison Immanente et une complétude des contrats que sont les traités, deux hypothèses dont il est facile de montrer la fausseté. Nul traité n’est rédigé pour durer jusqu’à la fin des temps. Plus on s’éloigne du moment de sa signature et plus un traité est appelé à être contesté, parce que le contexte qui avait prévalu lors de sa signature, voire qui l’avait rendu possible, tend à disparaître. Sur le fond, ce qu’un peuple a librement décidé à un moment, il peut le reprendre à un autre, et par là se déjuger. La souveraineté, c’est aussi cela.
On peut aussi considérer que le principe de l’intangibilité des traités signifie que la capacité des gouvernements à prendre des décisions est limitée dans le temps. Le phénomène de saturation des capacités cognitives[5], qui est un point important d’une théorie réaliste de l’action politique, suppose que toutes les décisions antérieures ne soient pas tout le temps et en même temps remises en cause. Dans ce cas, l’argument fait au contraire appel à une vision réaliste des capacités cognitives des agents. C’est un argument qui doit être entendu et qui a une pertinence[6]. Un traité qui serait immédiatement discuté, l’encre de sa signature à peine sèche, impliquerait un monde d’une confusion et d’une incertitude telles que cette situation serait dommageable pour tous. Si tel était le cas mieux vaudrait n’en pas signer du tout. Mais, dire qu’il est souhaitable qu’un traité ne soit pas immédiatement contesté n’implique pas qu’il ne puisse jamais l’être. Il est opportun de pouvoir compter, à certaines périodes, sur la stabilité des cadres qu’organisent des traités, mais ceci ne fonde nullement leur supériorité sur le pouvoir décisionnel des parties signataires.
C’est pourquoi d’ailleurs le droit international est nécessairement un droit de coordination et non un droit de subordination[7]. L’unanimité y est donc nécessairement la règle et non la majorité. Cela veut dire que la communauté politique est celle des États participants, comme cela est d’ailleurs reconnu dans la charte des Nations-Unies, et non la somme indifférenciée des populations de ces États. Un traité n’est contraignant que pour ses signataires, et chaque signataire y jouit d’un droit égal quand il s’engage par signature, quelle que soit sa taille, sa richesse, ou le nombre de ses habitants. Ceci avait été établi par les philosophes du XVIIIème siècle. Il ne peut donc y avoir de droit de subordination que si les États signataires se fondent en une seule et même communauté sociale et politique. C’est le cas de la fédération. Dès lors, un souverain unique se substitue à tous les autres. Quand l’État indépendant du Texas décida librement au début du XIXème siècle de rejoindre les États-Unis, il abandonna sa souveraineté pour rejoindre tous les autres composants de cette fédération.
Forts ce processus, vouloir substituer le droit de subordination au droit de coordination (et faire ainsi en sorte que l’unanimité ne soit plus décisive comme on l’a vu avec le cas du CETA) ne peut avoir qu’une seule signification: la création d’un droit qui serait séparé du principe de souveraineté et n’aurait d’autre fondement à son existence que lui-même. Un tel droit, s’il se rattache ou prétend se rattacher à un principe démocratique nie le principe de légitimité. Il est alors immoral pour les raisons expliquées par Carl Schmitt dans son ouvrage Légalité, Légitimité[8]. Il ne peut avoir de légitimité que par la constatation d’une norme commune à tous ou par l’invocation d’un principe transcendant, par exemple religieux. C’est d’ailleurs le cas dans la construction de l’Union européenne, où l’on voit des éléments de langage religieux envahir l’espace politique, ou dans la cas d’une certaine conception de l’écologie où la notion de l’intérêt général devient en réalité mythifiée. Dans ce cas la légitimité existe mais elle est anti-démocratique car on est passé du registre des convictions à celui de la croyance.
L’existence d’une norme commune à tous est envisageable dans des domaines techniques, par exemple la santé. L’expérience montre cependant que même dans le cas des normes techniques on est souvent confronté à des implications qui ne le sont pas. Dans ce cas, on retombe sur un problème politique, et sur le problème de la légitimité, et donc de l’espace de débat démocratique. Le cas de la norme commune, s’il permet de penser un espace spécifique à l’existence d’un droit détaché du principe de souveraineté, reste difficilement matérialisable sur la plupart des questions. On aboutit alors à la conclusion suivante. Un droit séparé d’un espace défini de souveraineté est soit un droit Divin, et en cela contraire à la démocratie, soit une usurpation du droit, et en cela le fondement d’un tyrannie.
Selon Rousseau, la « personne publique qui se forme ainsi par l’union de toutes les autres […] est appelé État quand il est passif, et Souverain quand il est actif. » Alors que nous sommes de plus en plus dépossédés de ce qu’on a commodément nommé des « faisceaux de souveraineté », dans l’éventuelle hypothèse où le souverainisme accomplirait son hégémonie culturelle dans les urnes, le recours à l’article 16 de la Constitution ne serait-il pas indispensable, non seulement pour une sortie de l’Union Européenne, mais aussi pour résoudre les conséquences de la supériorité du droit communautaire ?
Vous posez ici une question essentielle. Si l’on considère, comme c’est mon cas, que les formes sous lesquelles le principe de souveraineté est abandonné dans le cadre de l’Union européenne conduit au chaos juridique, ceci pose la question du recours à un principe de dictature, qui existe dans notre Constitution avec l’article 16. Ce n’est, et il faut le souligner, pas le cas en Grande-Bretagne ou un simple vote du Parlement, comme on l’a vu il y a quelques jours, permet de rétablir la primauté des lois britanniques sur les législations européennes. Ce ne serait pas le cas en France, et c’est bien ce qui implique, effectivement, l’usage de la « dictature » qui est contenue dans l’article 16.
La « dictature », et je précise que j’emploie ici ce terme dans le sens juridique qu’il avait dans la Rome antique et non dans son acception courante où il est devenu synonyme en réalité de Tyrannie, peut s’imposer comme moment où le pouvoir exécutif s’affranchit temporairement des autres pouvoirs mais à l’unique fin de permettre un retour le plus rapide possible au bon fonctionnement des institutions. Cela renvoie à une situation dite « d’extrême nécessité » ou ce que l’on appelle en droit le cas d’extremus necessitatis.
De ce point de vue, il est important de revenir à l’exemple romain, que ce soit à la Rome républicaine comme à la Rome impériale. La structure du pouvoir législatif et judiciaire y était complexe. S’y articulaient tant des formes populaires – comme les comices centuriates et tributes ou encore le concile de la plèbe – que des formes aristocratiques comme le Sénat[9]. La complexité même de ces formes a tendu à en obscurcir la logique pour ce qui est de l’exercice de la souveraineté. Un grand historien du droit romain, Mario Bretone, dans un ouvrage de référence qui a été récemment traduit de l’italien, cite ainsi le principe : « la Loi est le décret général du peuple ou de la plèbe sur la demande d’un magistrat » [10]. On voit bien ici que le fondement des institutions politiques et juridiques romaines renvoie au principe de souveraineté, qui s’applique à tous et ne connaît pas de limites. J’ai été amené à revenir sur ce point dans le livre co-écrit avec mon collègue Bernard Bourdin[11]. On retrouve aussi cette idée sous l’empire. Dans la loi d’investiture de Vespasien (69-79 de notre ère), la fameuse Lex de imperio Vespasiani, la ratification des actes de l’empereur avant son investiture formelle est dite « comme si tout avait été accompli au nom du peuple » [12]. On perçoit donc que l’origine de la souveraineté réside dans le peuple, même si ce dernier en a délégué l’exercice à l’empereur. Ainsi, le principe de souveraineté populaire était en réalité déjà connu il y a 2000 ans. Voilà qui devrait faire réfléchir ceux qui prétendent qu’il s’agit d’une invention de la Révolution française ! A cela, on peut assurément opposer la présence dans cette loi d’investiture d’une clause discrétionnaire, qui autorise l’empereur à agir « hors des lois » dans l’intérêt et pour la majesté de l’État. Mais on peut aussi considérer cela comme une première formulation de l’état d’exception. Il convient de s’arrêter sur cette formule.
Un autre historien du droit romain, Paolo Frezza, parle quant à lui de la « potestas nouvelle et extraordinaire » de l’empereur[13]. Bretone, avec d’autres, lui oppose cependant le sens profond de cette clause discrétionnaire, qui peut être l’origine d’un pouvoir autocratique[14], et conclut : « la subordination du souverain à l’ordre légal est volontaire, seule sa ‘majesté’ pouvant lui faire ressentir comme une obligation un tel choix, qui demeure libre » [15]. De fait, l’empereur réunit dans ses mains tant la potestas que l’auctoritas[16]. S’y ajoute aussi naturellement l’imperium, que détenaient, avant lui, les magistrats républicains. On pourrait croire que cela clôt le débat, car une subordination volontaire n’est pas une subordination. Mais, la phrase de Bretone ouvre une piste que cet auteur, en dépit de son talent, n’explore pas. Quand il écrit, « seule sa ‘majesté’ pouvant lui faire ressentir comme une obligation » cela peut signifier qu’un empereur qui violerait les lois existantes pour son seul « bon plaisir » et non dans l’intérêt de l’État, perdrait alors la « majesté » qui accompagne l’imperium. Dans ce cas son assassinat deviendrait licite car le « dictateur » se serait mué en « tyran ». Et l’on sait que nombre d’empereurs sont morts assassinés, ou ont été contraints de se suicider. On pense entre autres à Néron ou à Caligula.
Il convient ici de constater la persistance du vocabulaire et des catégories républicaines au sein de l’empire[17]. C’est un point important, car il indique que les juristes romains considéraient l’empire dans la continuité avec les institutions républicaines. C’est pourquoi, même sous l’empire, il est dit que c’est bien le peuple qui détient la souveraineté. L’empereur bénéficie d’une délégation, certes extensive, mais qui ne vaut pas cession. C’est un point fondamental que de nombreux auteurs contemporains oublient. Le fait de déléguer la souveraineté n’est pas le fait de la céder. L’empereur est donc un dictateur, au sens romain du terme, qui peut s’affranchir de la légalité si nécessaire pour le bien de l’État et du « peuple » dans ce que l’on appelle des cas d’extremus necesitatis [18], mais qui ne dispose pas de ce pouvoir de manière « libre ». Il doit en justifier l’usage, quitte à se faire assassiner. On est en réalité face à une problématique très moderne, celle de l’état d’exception[19]. Il est aussi vrai que l’on aura une dérive vers l’autocratie dans l’empire tardif, sous Dioclétien et encore plus avec Constantin[20]. Le poids de la religion chrétienne est à évaluer ici, car le monothéisme peut être, et a été dans le cas romain, congruent à l’autocratie.
Ici encore, on est renvoyé à Carl Schmitt. Schmitt s’élève contre la volonté de dépersonnaliser le droit, et de lui retirer sa dimension subjective, celle de la décision[21]. Quand il invoque le décisionisme, soit cette capacité de l’Etat de prendre des décisions en dehors de tout cadre juridique, il indique qui est le « souverain ». Sa formule est que « est souverain celui qui décide de la situation exceptionnelle »[22]. C’est dans l’état d’exception, principe reconnu par tout juriste conséquent, que s’affirme et se révèle la souveraineté. Et l’on peut penser que le rétablissement de la souveraineté nationale et populaire, et qui est nationale parce qu’elle estpopulaire, impliquerait de considérer que le fonctionnement normal et régulier des institutions est interrompu. Cela implique et justifie l’usage de l’article 16 à l’évidence.
Mais, parler de l’état d’exception a immédiatement d’autres implication. Giorgio Agamben, qui y a consacré un ouvrage, considère qu’il y a une similitude entre le droit et le langage[23]. Le langage, lui aussi, doit s’interpréter, et cette interprétation se fait toujours dans un contexte donné. Les mêmes mots n’ont pas exactement le même sens dans différentes situations en fonction du contexte. Cette réalité est d’ailleurs au cœur des problèmes de la traduction. Ce que dit Schmitt, et sur ce point on lui donne raison, c’est qu’il en est de même pour le droit. Mais, ce besoin d’une interprétation de la règle de droit, cette incapacité à aboutir en tout temps et en tout lieu à une lecture simple et automatique, suppose alors que l’on définisse qui doit posséder ce pouvoir d’interprétation, et au nom de quoi doit se faire ce dite interprétation. Le juge, en tant que représentant la règle de droit ne peut constituer cette instance. Il peut, et c’est le rôle des cours spécialisées, porter un jugement sur les possibles contradictions au sein de la règle de droit. Il peut vérifier qu’un jugement a bien été pris « dans les règles » ; tel est le rôle des cours de cassation. Il peut vérifier qu’une loi est constitutionnelle. Mais, il ne peut fixer cette constitutionnalité, et il ne peut décider à jamais qu’il n’y aura qu’une et une seule interprétation de la règle de droit. Cela signifie que la légalité ne suffit pas. C’est qui institue l’importance de la notion de légitimité. Schmitt, ici, précise que c’est dans l’action d’exception, une action qui se libère des règles légales antérieures pour pouvoir affirmer des règles légales nouvelles, que s’affirme le souverain.
On le voit, poser la question de la légalité et de la légitimité revient à poser celle de la souveraineté qui se situe en fait en amont. On retrouve alors le cas d’« extremus necesitatis ». Or, ces cas impliquent des réponses de la communauté politique qui ne sont pas considérées comme « normale ». La situation exceptionnelle conduit à l’état d’exception.
NOTES :
[1] Julliard J.. « Sur un fascisme imaginaire : à propos d’un livre de Zeev Sternhell ». In: Annales. Économies, Sociétés, Civilisations. 39ᵉ année, N. 4, 1984. pp. 849-861 ; Winock M., « Retour sur le fascisme français. La Rocque et les Croix-de-Feu », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, n°90, avril-juin 2006, p. 3-27.
[2] Voir le texte et l’analyse de Jacques Serieys sur http://www.gauchemip.org/spip.php?article19319
[3] Goyard-Fabre, S., « Y-a-t-il une crise de la souveraineté? », in Revue Internationale de Philosophie, Vol. 45, n°4/1991, pp. 459-498, p. 485.
[4] Comme montré dans Sapir J., Les économistes contre la démocratie, Albin Michel, Paris, 2002.
[5] Simon H.A., « Theories of bounded rationality », in C.B. Radner et R. Radner (eds.), Decision and Organization, North Holland, Amsterdam, 1972, pp. 161-176
[6] Voir Sapir J., Quelle économie pour le XXIème siècle, Odile Jacob, Paris, 2005, en particulier les chapitres 2, 3 et 4.
[7] R. J. Dupuy, Le Droit International, PUF, Paris, 1963.
[8] Schmitt C., Légalité, Légitimité, traduit de l’allemand par W. Gueydan de Roussel, Librairie générale de Droit et Jurisprudence, Paris, 1936; édition allemande, 1932
[9] Voir Nicollet C., « Polybe et la ‘constitution’ de Rome » in C. Nicollet (dir), Demokratia et Aritokratia. A propos de Caius Gracchus : mots grecs et réalités romaines, Paris, Presse de la Sorbonne, 1983.
[10] Voir Bretone M., Histoire du droit romain, Paris, Editions Delga, 2016.
[11] Bourdin B. et Sapir J., Souveraineté, Nation, Religion, Le Cerf, Paris, 2017.
[12] Bretone M., Histoire du droit romain , op.cit., p. 215.
[13] Frezza P., Corso di storia del diritto romano, Rome, Laterza, p. 440.
[14] Brunt P.A., « Lex de imperio Vespasiani » in The Journal of Roman Studies, vol. 67, 1977, pp. 95-116 ss.
[15] Bretone M., Histoire du droit romain, op.cit., p.216.
[16] Sur ces notions, Sapir J., Souveraineté, Démocratie, Laïcité, Ed. Michalon, Paris, 2016.
[17] Bretone M., Histoire du droit romain, op. cit., p.215. Brunt P.A., « Princeps et Equites », in The Journal of Roman Studies, vol 73, 1983, pp. 42-75.
[18] Schmitt C., Théologie politique, traduction française de J.-L. Schlegel, Paris, Gallimard, 1988 ; édition originelle en allemand 1922, pp. 8-10.
[19] Saint-Bonnet F., L’état d’exception, Paris, PUF, 2001.
[20] Jones A.H.M., The Later Roman Empire 284-602, t. I-III, Oxford University Press, Oxford, 1964.
[21] Scheuerman W.E., « Down on Law: The complicated legacy of the authoritarian jurist Carl Schmitt », Boston Review, vol. XXVI, n° 2, avril-mai 2001.
[22] Schmitt C., Théologie politique, Paris, Gallimard, 1988, p. 16.
[23] Agamben G., État d’exception. Homo sacer, Seuil, Paris, 2003.