Le parler «vrai» de Jean Charest

Nous avons les moyens de faire l'indépendance


C'est un phénomène connu. Les hommes politiques vivent dans une véritable marmite, que ce soit à Québec, à Londres ou à Paris. Une sorte de bulle médiatique qui a son vocabulaire, ses habitudes et ses conventions très rigides. Le langage y est codé et soigneusement contrôlé. Dans toutes les sociétés, les voyages des dirigeants politiques à l'étranger permettent donc de faire baisser la pression et d'oublier un instant la langue de bois qui se pratique dans les capitales. En changeant d'air, ceux-ci retrouvent une certaine fraîcheur et réapprennent à parler au commun des mortels. Interrogés par des journalistes qui ne cherchent pas nécessairement à les faire trébucher, ils oublient un instant leurs réflexes de bêtes politiques et tentent simplement de répondre aux questions qu'on leur pose, le plus honnêtement du monde. Les voilà même qui se laissent prendre au plaisir de l'interview.
C'est probablement ce qui est arrivé à Jean Charest la semaine dernière à Paris. Loin de la pression de la presse parlementaire, qui n'était pas du voyage, le premier ministre a accordé aux journalistes français l'une de ses meilleures interviews depuis longtemps. Visiblement intéressé par la qualité des questions, il s'est exprimé franchement comme il l'aurait fait loin des caméras et des micros. Voilà pourquoi il n'a pas hésité à reconnaître cette évidence, admise à peu près partout dans le monde (sauf dans certains cercles canadiens), à savoir que le Québec a tous les moyens économiques pour faire l'indépendance.
Pour bien comprendre la déclaration de Jean Charest, il importe de la resituer dans son contexte particulier. Jean Charest était non seulement à Paris loin de la presse parlementaire qu'il côtoie quotidiennement. Il était aussi face à trois journalistes français dans une émission qui n'a pas d'équivalent au Québec. Le Grand Rendez-vous Europe 1-TV5 dure plus d'une heure et permet de véritables échanges entre un invité et des journalistes d'expérience. Le premier ministre s'est visiblement pris au jeu de la conversation. Il a pris le temps de s'expliquer longuement et en détail en faisant toutes les nuances nécessaires.
Le meneur de jeu, Philippe Dessaint, fréquente le Québec depuis longtemps. La dernière fois que je l'ai croisé dans les studios de TV5, nous avions justement parlé du poids économique d'un Québec indépendant. Sachant parfaitement que le PNB par habitants du Québec le classerait dans les 20 premiers pays du monde, l'intervieweur n'a pas hésité. «On sait que le Québec aurait les moyens sur le plan financier, des budgets, de l'éducation et de la recherche, d'être une nation à part entière», a affirmé Philippe Dessaint. Le premier ministre n'avait pas d'autre choix que de répondre oui.
Ce qui arrive à Jean Charest n'est pas exceptionnel, loin de là. On se souvient de la célèbre question de Bruxelles que Robert Bourassa avait formulée dans la capitale belge. Au grand désespoir d'Ottawa, le chef libéral avait évoqué en 1992 la possibilité d'un référendum portant sur une souveraineté assortie d'une union économique avec le reste du pays. Il s'était même permis de formuler la question: «Voulez-vous remplacer l'ordre constitutionnel existant par deux États souverains associés dans une union économique, responsable devant un parlement commun?». Inspiré par l'exemple européen qu'il connaissait sur le bout des doigts, Robert Bourassa s'était simplement accordé le droit de réfléchir posément, loin de toute partisanerie.
Le syndrome ne touche pas que les hommes politiques. Je me souviens avoir talonné sans succès Robert Charlebois, à deux semaines du référendum de 1995, pour lui arracher une déclaration sur la souveraineté. Le chanteur évitait toutes les questions qui auraient pu laisser penser qu'il allait voter oui ou non. Quelques heures après avoir soigneusement évité mes questions, il confiait ses convictions à un collègue de la radio française. Convaincu que jamais personne au Québec n'écouterait cette émission, il parlait enfin librement et sans tabous.
Même la mairesse de Québec, de passage récemment en France, semble aujourd'hui touchée par la grâce des voyages à l'étranger. Après avoir dénoncé à tour de bras les idées de grandeur de son prédécesseur, Jean-Paul L'Allier, la voilà qui se dit inspirée par l'urbanisme et les systèmes de transports en commun français.
Comme Robert Bourassa a eu sa question de Bruxelles, Jean Charest devra assumer sa «déclaration de Paris». En affirmant que le Québec a tous les moyens de faire l'indépendance, le premier ministre n'est pourtant pas devenu plus souverainiste que Robert Bourassa à son époque. Loin des scénarios catastrophe que brandissent certains, il a simplement resitué le débat sur le terrain politique. Bref, là où il aurait toujours dû demeurer.
Si l'interview d'Europe 1 est une des meilleures que Jean Charest ait données depuis longtemps, c'est aussi pour une raison qui est pratiquement passée inaperçue. Oubliant les préoccupations terre à terre auxquelles on le ramène si souvent à Québec, Jean Charest semblait tout à coup se hisser à la hauteur d'un véritable chef d'État et non plus d'un simple premier ministre provincial. Pour tout dire, vendredi dernier à Paris, Jean Charest a eu beaucoup plus l'air d'un chef d'État que Stephen Harper qui, le même jour, était à Washington.
Le premier ministre s'est même permis de s'aventurer sur le terrain de la politique étrangère, domaine fédéral s'il en est un. Il a d'abord exprimé un attachement profond et viscéral aux relations privilégiées du Québec avec la France. Loin des dénonciations simplistes de l'action américaine en Irak, il s'est ensuite résolument rangé dans le camp des «atlantistes», aux côtés de personnalités comme la dirigeante allemande Angela Merkel. Le conflit en Irak et les relations avec le monde musulman, disait-il, «auraient besoin d'une relation étroite avec la France». Tout en précisant que «les Québécois ne sont pas anti-américains», parce que «la langue dégage un espace de confiance» (que n'ont pas les Canadiens anglais, faut-il croire), Jean Charest semble déplorer tout autant la rudesse de George Bush à l'égard de l'Europe que l'éloignement de celle-ci des États-Unis.
Ce faisant, le premier ministre souligne un trait essentiel et incontournable de toute politique étrangère québécoise. Il rappelle comment le Québec a tout à gagner d'une collaboration étroite entre ses deux principaux alliés naturels, qui sont en même temps deux des plus grandes démocraties du monde. Il souligne comment une telle alliance, que le Québec porte pratiquement dans ses gènes, peut à la fois permettre de tempérer les excès de la politique américaine et de secouer l'isolationnisme dont l'Europe fait si souvent preuve.
Plus que ses déclarations sur la possibilité économique de l'indépendance, c'est l'affirmation de l'impérieuse nécessité de l'alliance atlantique qui illustre le mieux l'originalité de la voix québécoise. À Paris, Jean Charest est loin d'avoir fait honte à qui que ce soit, il nous a même donné une idée de ce que nous pourrions apporter au monde si nous décidions un jour d'y parler de notre propre voix.
Correspondant du Devoir à Paris


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