Noël, d'hier à aujourd'hui

Tribune libre 2009

Je vous écris avec les mots de chez nous. Les mots de ma mère. Les mots de
mon père. Les mots utilisés sur la terre de chez nous. Mon père n’était pas
instruit mais il voulait que tous ses enfants le soient. A sa place. Ma
mère n’était guère plus instruite que mon père. Elle voulait cependant que
tous ses enfants aient une bonne instruction. Pour sa fierté.
Mes parents, sans diplôme, savaient cependant, comme tout naturellement,
quoi transmettre à leurs enfants : politesse, respect de la parole donnée,
partage avec les plus pauvres, prières et reconnaissance envers le
Créateur, joie de donner la vie, joie de ne pas la détruire, acceptation de
la souffrance et de la mort. Mes parents, toujours sans diplôme, savaient
s’étonner devant la nature, louer Dieu pour la profusion des biens de la
terre, des moments difficiles comme des moments de joie. Ils savaient, sans
avoir passé par l’université, que la vie humaine est pleine de mystères, de
détours, de retournements, de fragilités, d’amours déçues, de joies
incomplètes, de bonheurs inassouvis. Ils croyaient à l’Absolu. Ils savaient
qu’il fallait s’y référer et ne jamais se prendre pour un autre. Ils
croyaient, dur comme fer, que Dieu les avait visités, il y a 2000 ans, dans
une crèche, à Bethléem. Ils soulignaient l’événement, la nuit du 24
décembre, dans l’humble église du village. A la sortie de la messe de
minuit, on s’embrassait, on se souhaitant paix, joie, bonheur. On
s’invitait pour le réveillon, sans cérémonie. Ça sentait bon dans la
maison. La table était pleine de bonnes choses. Il y en avait toujours
trop, au cas où quelqu’un, à l’improviste, se serait pointé dans la nuit
glaciale. La maisonnée s’endormait par la suite, en pensant que Dieu était
bien bon de la tenir si longtemps éveillée pour l’accueillir dans sa
nudité.
Mon père et ma mère ne sont plus de ce monde. Le Québec de leurs labeurs
n’existe plus ou si peu. Le Québec de leurs ébahissements et de leurs
contemplations silencieuses s’est pratiquement éclipsé. Le nouveau Québec a
progressé selon ce qu’on dit et est passé dans ce que certains appellent la
modernité. Le monde se fout de l’Enfant de Noël. Il adore maintenant un ou
plusieurs nouveaux dieux : il adore le Profit, le Progrès, la Science, la
Technique, la Raison, le Plaisir, l’Humanité. Le Québec moderne a abandonné
ce qui faisait vivre les anciens et s’accommode de nouvelles coutumes,
délaissant, en silence, celles qui ont fait vivre les devanciers.
Le Québec moderne ne parle plus que d’argent, de compétitions, de
prouesses, de compétences transversales, d’échecs dans tous les systèmes,
de corruptions, de délations, d’insinuations, de collusions, d’allégations,
de crimes, de violences conjugales, de jeunes délabrés, de parents
abandonnés ou séparés, d’enfants qui n’arrivent pas à naître, de vieux dont
on veut se débarrasser. Un tas de mots et de situations que ne
connaissaient pas mon père et ma mère qui respectaient la parole donnée,
qui n’auraient jamais volé une cent à leur voisin, qui prêtaient argent et
instruments aratoires sans signer de contrat, qui faisaient les corvées en
s’amusant et qui n’avaient de regard que pour les autres, de goût que pour
le partage et l’accueil.
Le Québec nouveau m’inquiète. Il oublie son histoire, sa foi, même sa
langue qu’on ne reconnaît presque plus. Il ne fraternise qu’avec ceux qui
sont de son groupe. Il partage et ne donne qu’à celui qui promet de lui en
donner autant. Il calcule. Il jongle. Il profite. Il engrange. Il oublie
les faibles. Il oublie les affamés. Il balance ceux que le travail a
abandonnés. Il catégorise. Il s’offusque. Il espère mais n’a plus d’étoile
polaire pour le guider. Le Québec chante solidaire. Il vit solitaire.
Ce nouveau Québec me désole. Parce qu’il sent la négation. Parce qu’il
n’entrevoit rien de constructif. Parce qu’il n’arrive plus à trouver le suc
de ses racines. Parce qu’il vit sur le virtuel, l’artificiel, la page
blanche. Ce nouveau Québec est mieux équipé que celui des mes parents,
davantage diplômé, ouvert sur toutes les possibilités. Il est cependant
acrimonieux, revanchard, incapable d’analyse en profondeur, emmitouflé dans
son confort et son indifférence, exigeant tout pour chacun et ne voulant
rien donner pour tous.
A quelques jours de la Nativité du Sauveur de l’humanité, - ce jour que
d’aucuns n’osent plus appeler «Noël» pour ignorer ce qu’ils sont et
accommoder tous les autres qui sont venus - je me mets à penser à mon
père et à ma mère qui m’ont transmis, à travers souffrances, combats, et
dépassements, les valeurs du cœur, les valeurs de générosité, les valeurs
de l’être. Je les revois, agenouillés près de l’Enfant de la crèche,
silencieux, et nous invitant, nous les enfants, à imiter le Sauveur-né dans
sa tendresse, son accueil, son don total.
Le Noël d’aujourd’hui est sans doute éclatant, débordant de présents et de
victuailles sans nombre. Il a l’allure d’un party comme toutes les autres
surprises parties de l’année. Il réunit. Il donne des cadeaux à profusion.
Il permet tous les excès. Mais, il semble lui manquer quelque chose.
Quelqu’un chose qui ne se trouve ni dans les cadeaux, ni dans les boissons
capiteuses, ni dans les dindes farcies et les bûches glacées.
Comme à chaque Noël, depuis mon enfance, j’irai encore cette année, adorer
l’Enfant silencieux de la crèche. Pourquoi? Pour contempler le mystère
gratuit. Jeune, j’ai appris qu’un être sans mystère est un être fini,
limité, au bord du néant. Et qu’à chaque année, il est toujours bon, pour
moi, de m’agenouiller devant Celui qui est venu, en prenant ma condition
d’homme, venant m’expliquer que mon être ne se mesure pas uniquement par le
temps, qu’il a en lui un grain d’éternité et que pour le percevoir, il faut
garder silence, s’agenouiller, adorer. Un mot qui n’est plus prononcé.
Parce que l’orgueil moderne a peur de la dépendance éternelle.
Je n’ai pas peur d’utiliser le mot Noël. Il raconte mon passé et exprime
mon présent. Plus encore, il explique ce qui vient. Je ne peux pas vous
dire ce que c’est. Tout simplement parce que cette réalité me dépasse.
C’est une grande folie d’Amour. Ma mère et mon père parlaient d’un mystère.
C’est-à-dire quelque chose de caché qui n’a jamais fini de se dévoiler. Je
ne veux pas forcer qui que ce soit à croire au mystère. Confronté à lui, il
fait bon cependant de l’accueillir. Tout simplement. Comme le faisaient,
mon père et ma mère, sans grande instruction.

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1 commentaire

  • Marie-Hélène Morot-Sir Répondre

    21 décembre 2009

    Monsieur Turcotte merci de votre magnifique texte. En ces jours qui nous rapprochent de Noël nous observons la marche inexorable du temps, l'avancée actuelle qui entraîne les nouvelles générations dans nos sociétés de consommation où une seule valeur, celle de l'argent, émerge de toutes les autres valeurs, ces autres valeurs dont vous parlez et avec lesquelles nous avons été élevés nous-mêmes... je partage tant votre ressenti! Comme vous mes parents ont quitté les rives de ce monde pour cet autre que l'on espère meilleur, et quelquefois je serais presque soulagée qu'ils ne puissent se rendre compte, de ce qu'il advient de nous tous aujourd'hui. Tout ce sur quoi des générations entières se sont appuyées jeté aux oubliettes et pour le remplacer par le seul dieu argent !
    Monsieur Turcotte, en ces temps de l'Avant où la paix doit descendre sur la terre je vous souhaite un Joyeux Noël pour vous et votre famille ..