Entre histoire, philosophie et religion, Pierre Manent observe les sociétés et les règles qui en déterminent la politique. Ce spécialiste du libéralisme qui fut un proche de Raymond Aron publie un essai et un livre d’entretien où il déplore que la politique ait quitté la cité…
Dans Les métamorphoses de la cité (1) vous constatez une asthénie du politique. Quels en sont les symptômes ?
La politique s’est diluée dans le discours politicien. Il suffit d’observer. L’appauvrissement du débat est patent. Ce qui domine aujourd’hui, c’est l’économie et le droit, deux domaines sur lesquels les discussions ne peuvent se nouer puisqu’ils échappent aux citoyens.
On n’arrête pourtant pas en France de parler politique et de publier des livres politiques…
Certes, mais tout cela ne débouche sur rien. Nous restons hors du monde. Nous faisons comme si le monde n’existait pas. Le discours politique est devenu consensuel. Il n’y a plus véritablement de camps politiques. Tout le monde traite des mêmes thèmes et souvent sous les mêmes aspects. Les hommes et les femmes politiques parlent désormais non plus une mais toutes les paroles politiques. Ils ne se distinguent plus. Comme le débat de fond est inexistant, les attaques personnelles deviennent plus stridentes et monopolisent toute l’attention des observateurs comme des citoyens.
Votre essai sur la dynamique de l’Occident peut donc se lire comme un plaidoyer pour un retour à la politique ?
Je dirais d’un retour à la confiance dans la connaissance de la politique. Depuis maintenant pas mal d’années, je travaille sur les formes politiques, c’est-à-dire sur les types d’association humaine dont la succession articule notre histoire. J’ai donc essayé de comprendre l’histoire de l’Occident à un moment où l’Europe s’interroge sur son identité, à un moment cette Europe s’apprête à se dissoudre dans l’humanité sans laisser de traces. J’y vois comme un abandon de poste.
Un abandon politique ?
Oui, c’est à peu près cela. Nous considérons que nous ne pouvons rien sur notre destin, que tout nous échappe, que nous sommes au balcon de l’histoire comme disait Raymond Aron. La politique, c’est justement le contraire. C’est vouloir peser sur le destin, c’est vouloir nous organiser, c’est établir une règle commune pour affronter l’avenir. Les partisans de la mondialisation nous expliquent que tout nous dépasse. Les adversaires, les altermondialistes, disent sensiblement la même chose puisqu’ils considèrent que nous sommes écrasés par cette mondialisation. On finit par penser que les hommes politiques n’ont plus de choix. C’est faux.
Vous dîtes(sic) qu’il est temps que nous nous préparions à la fin des grandes vacances européennes.
Oui, car il est grand temps de sortir du rêve. Nous entrons dans un monde où les puissances seront plus égales, c’est-à-dire aussi dans un monde où nous aurons moins d’assurance. Que feront la Chine et l’Inde ? Comment va se comporter une Amérique qui ne sera plus la première puissance mondiale ? Quelle sera la place de l’Europe dans ce nouveau monde ? Nous n’en savons rien. Mais il est sûr que nous nous dirigeons vers des événements très surprenants. Face à ces changements, il serait bon que l’Europe se réveille politiquement. Six ou sept milliards d’être humains chaussés de Nike, parlant anglais et échangeant des messages sur le web font peut-être un monde homogène mais pas nécessairement uni.
Vous êtes assez pessimiste ?
Je suis lucide. L’Europe a hérité de l’Empire romain qui a succédé à la cité grecque. La cité, l’Empire et l’Eglise, ce sont les trois socles de l’Occident. La notion de nation a permis de sortir de l’impasse religieuse, de construire de nouvelles règles politiques. Quand on regarde l’histoire, on constate que jamais il n’y a eu autant d’incapacité à penser ce que nous faisons qu’au XX e siècle avec les résultats que l’on sait. Je voudrais qu’il en soit autrement au XXI e et je constate que, pour l’instant, cela n’en prend pas le chemin.
À cause de la dépolitisation de la vie civique ?
Sans aucun doute. Depuis que la gauche a renoncé à la classe sociale et la droite à la nation, on pense se rattacher au monde quand on se rattache aux droits de l’homme. Mais on ne peut pas réduire la politique à la moralisation du monde. La condition de l’homme ne change pas. Il doit donc s’organiser politiquement et établir des règles de vie commune. On voudrait de passer de politique, mais c’est impossible. Et surtout ce n’est pas souhaitable.
Dans Le regard politique (2) vous dîtes(sic) « la gauche préfère imaginer une société qui n’est pas, et j’ai toujours trouvé la société qui est plus intéressante que la société qui pourrait être ». La gauche serait-elle toujours utopique ?
Ce n’est pas ce que j’ai voulu dire. La gauche a souvent tendance à dénoncer les désordres du système, quelquefois avec raison. Moi, c’est plutôt l’ordre qui m’épate. Je suis fasciné qu’une société comme la nôtre fonctionne tout de même autour d’un ordre, d’une règle collective. C’est ce qui motive tout mon travail : comment, malgré les contraintes, une telle règle évite à la société d’exploser. Donc, je veux bien qu’on dénonce le désordre, mais je voudrais qu’on s’intéresse un peu plus à ce qui fonctionne, ne serait-ce que pour le préserver.
Qu’avez-vous pensé du débat sur l’identité nationale ?
On ne peut rien faire de ce faux débat. Aux Etats-Unis on s’interroge sur ce qu’est l’Amérique au regard du monde. On débat sur son rôle. En France l’identité nationale se limite à une passe d’armes entre nous et nous-mêmes. Regardez les couvertures des hebdomadaires français et comparez les aux hebdomadaires américains. Vous y verrez peu de sujets internationaux. En France on se pose des questions et on polémique comme si le monde était la France.
Mais les retraites, c’est un vrai débat politique ?
Qui n’a pas eu lieu. On n’a fait que débattre sur les négociations, mais pas sur les enjeux essentiels.
C’est de cette absence de débat politique qu’est né le « politiquement correct » ?
Le rôle du « politiquement correct » s’explique à partir du divorce entre l’action et la parole. On n’attend plus que la parole soit liée à une action possible, donc elle est prise au sérieux comme si elle était elle-même une action. Si cette parole déplaît, elle est considérée comme une action épouvantable. Jusqu’alors, la liberté consistait à mesurer les paroles à l’aune des actions visibles. Le « politiquement correct » consiste à mesurer les paroles à l’aune des actions invisibles.
Comment cela se manifeste-t-il ?
Par exemple dans les mesures prises par la plupart des pays européens qui se résument à des actions en conformité avec une règle sans parole et des paroles sans rapport avec une action possible.
Cet abandon de la politique a-t-il des conséquences artistiques ?
Nous le voyons dans la création romanesque. Dans les années 1950, Sartre et Camus écrivait pour le monde. Les auteurs français d’aujourd’hui écrivent pour le monde francophone. Il faut désormais nous résoudre à n’être qu’une petite province du monde. Cela limite les grandes ambitions intellectuelles et littéraires. Je pense d’ailleurs que ce sentiment est répandu dans les autres pays européens et j’y vois une conséquence du recul de la politique, c’est à dire de l’histoire. Il est évident que l’absence de perspective politique induit un manque d’ambition intellectuelle et artistique.
***
Propos recueillis par Laurent LEMIRE
Cet entretien a été publié dans Livres Hebdo, N° 833, 17 septembre 2010, pp. 22-23.
(1) Les métamorphoses de la cité : essai sur la dynamique de l’Occident de Pierre Manent, Flammarion, 430 p., 23 €.
(2) Le regard politique : entretiens avec Bénédicte Montini de Pierre Manent Flammarion, 270 p., 18 €.
"Les métamorphoses de la cité : essai sur la dynamique de l’Occident "
Nous manquons d’ambitions intellectuelles
Interview de Pierre Manent, Philosophe
Laissez un commentaire Votre adresse courriel ne sera pas publiée.
Veuillez vous connecter afin de laisser un commentaire.
Aucun commentaire trouvé