Pour une cinématographie forte

Cinéma québécois : crise de financement


Jeremy Peter Allen, Cinéaste
_ Louise Archambault, Cinéaste
_ Olivier Asselin, Cinéaste
_ Céline Baril, Cinéaste

La «crise du financement» du cinéma québécois ne se réduit pas au seul choix de Téléfilm Canada de ne pas accorder le plein financement au film de Denys Arcand. Elle est l'indice d'un problème profond qui met en cause non seulement la quantité de fonds disponibles mais aussi l'orientation même du système de financement actuel.

Rappelons les faits : le 16 juin dernier, on apprenait que des 32 films en attente de financement à l'aide sélective de Téléfilm Canada, seuls trois films d'ici allaient être financés, soit ceux de Denys Arcand, de Bernard Émond et de Stéphane Lafleur, ainsi que deux coproductions minoritaires. C'est qu'il ne restait à Téléfilm que quatre millions à répartir.
Comment se fait-il qu'il reste si peu d'argent ? Il faut savoir que depuis 2001, la moitié des fonds de Téléfilm est accordée sous forme d'enveloppes à la performance aux producteurs des films qui ont connu un grand succès au box-office. Une maison de production peut recevoir jusqu'à 3,5 millions et utiliser cet argent pour développer et produire les films de son choix, sans avoir à les faire évaluer par Téléfilm Canada au concours comparatif du programme d'aide sélective. Mais rien n'empêche un producteur qui a dépensé son enveloppe de compléter le financement d'un projet (ou de financer complètement un autre projet) à l'aide sélective. Le résultat : près de 75 % des fonds de Téléfilm sont entre les mains de quelques producteurs.
Le 23 juin dernier, Téléfilm Canada publiait la liste des bénéficiaires des enveloppes à la performance pour l'année 2006-07. On y apprend que Cinémaginaire, la compagnie de production de Denise Robert, aurait une enveloppe à la performance de 2,7 millions pour ses productions en français (et un montant du même ordre pour ses films en anglais). Il semble qu'elle n'ait pas jugé bon d'investir cette importante enveloppe dans le film d'Arcand mais plutôt dans le film d'Yves Desgagnés, Roméo et Juliette PQ, qui avait été refusé à l'aide sélective.
La privatisation des fonds publics que constitue à toutes fins utiles le système des enveloppes à la performance, combinée à l'augmentation spectaculaire des budgets des films au cours des dernières années (en hausse de 163 % en six ans, selon Téléfilm), fait en sorte que la capacité de Téléfilm à financer des films à l'aide sélective s'est dramatiquement amoindrie au fil des ans. Pourtant, l'aide sélective de Téléfilm a joué un rôle déterminant dans notre cinématographie. La très grande majorité des succès populaires et critiques du cinéma québécois y ont été financés.

Par contre, le système des enveloppes à la performance crée une tendance lourde à la production de films de plus en plus commerciaux puisque les succès au box-office garantissent un financement automatique quelle que soit la valeur culturelle des projets. Ce système produit en outre de nombreux autres effets pervers : concentration des entreprises (56 % des fonds sont allés à cinq compagnies), élimination des petites maisons de production (dont le dynamisme est si important pour la cinématographie nationale), diminution du nombre de films et étouffement du cinéma d'auteur. Dans cette parodie de partenariat public-privé qu'est le système des enveloppes à la performance, l'État finance en totalité une activité et en assume par conséquent tous les risques financiers tout en abandonnant complètement le contrôle à l'entreprise privée. Nous refusons catégoriquement cette privatisation forcenée des fonds publics.
Si nous prenons la parole aujourd'hui, c'est pour affirmer notre amour du cinéma québécois et pour dire haut et fort que nous désirons une cinématographie nationale forte et originale, faite d'oeuvres qui traverseront le temps et les frontières. Évidemment, nous nous réjouissons quand des films de qualité remportent des succès au box-office, mais rappelons pour mémoire que Les Ordres de Michel Brault, ce pur chef-d'oeuvre, lauréat du prix de mise en scène à Cannes, ne figure pas au palmarès des cent films québécois ayant fait le plus d'entrées en salles. On n'y trouvera pas non plus Réjeanne Padovani de Denys Arcand, ni Les Bons Débarras de Francis Mankiewicz, ni À tout prendre de Claude Jutra, ni L'Eau chaude, l'eau frette d'André Forcier, ni La Vraie Nature de Bernadette de Gilles Carle, ni Le Chat dans le sac de Gilles Groulx, ni Pour la suite du monde de Pierre Perrault et Michel Brault. Tous ces films sont pourtant des oeuvres phares de notre cinéma et ont obtenu une reconnaissance internationale. C'est une des nombreuses raisons qui nous font affirmer que planifier l'essentiel de notre cinématographie future à la seule aune du box-office est une pure aberration.
Avant de connaître un succès international avec Le Déclin de l'empire américain et Jésus de Montréal, puis, 15 ans plus tard, un triomphe mondial avec Les Invasions barbares, Denys Arcand a eu un long parcours. Son oeuvre se construit depuis maintenant 47 ans (depuis À l'est d'Eaton, court métrage coréalisé avec Stéphane Venne en 1959) dans un système de financement imparfait, certes, mais qui l'a quand même soutenu dans la production de 14 longs métrages. Au cours de sa carrière, à une époque où les impératifs de réussite commerciale ne passaient pas avant la création, Denys Arcand a réussi à produire une oeuvre personnelle et forte. S'il est un des plus grands cinéastes québécois, c'est qu'on lui a donné la possibilité de le devenir. Il convient de rappeler que d'autres cinéastes ont été refusés au dernier concours comparatif et que la richesse d'une culture ne peut pas reposer sur le regard d'un seul créateur, aussi brillant soit-il. C'est en soutenant des oeuvres et des approches cinématographiques variées que notre cinéma sera vibrant, fort, unique, sur nos écrans comme sur la scène internationale, dans cinq, dix, quinze et vingt ans.
Tous les acteurs du milieu s'accordent à dire qu'il y a un manque flagrant d'argent alloué au cinéma québécois. À cet égard, nous souhaitons, comme d'autres, que la ministre Bev Oda injecte des fonds supplémentaires pour réduire la crise à court terme. Mais il reste que cette crise est en grande partie créée par l'orientation même du système et que la question de la répartition des fonds se pose avec urgence. Un comité d'étude travaille actuellement à la refonte du système de financement. Mais selon quels critères ? Si le critère de performance au box-office demeure prépondérant, il faut craindre que notre cinéma ne s'enferme dans une logique commerciale qui nuise à sa qualité et à sa diversité.
Dans une lettre récente, Jean-Pierre Lefebvre, au nom de l'Association des réalisateurs du Québec, dénonçait l'absurdité des politiques actuelles et réclamait un changement radical de mentalité et l'abolition des enveloppes à la performance. Nous nous associons à cette revendication et réclamons un système de financement sélectif qui encourage avant tout la qualité des films en favorisant une cinématographie nationale originale et diversifiée.
Ont également signé : les cinéastes Jean Beaudry, Michel Brault, Richard Brouillette, Bruno Carrière, Alain Chartrand, Jeanne Crépeau, Fernand Dansereau, Mireille Dansereau, François Delisle, Claude Demers, Bernard Émond, Philippe Falardeau, Robert Favreau, Pascale Ferland, Carlos Ferrand, Claude Fortin, Jeannine Gagné, Sylvie Groulx, Isabelle Hayeur, Julie Hivon, Magnus Isacsson, Michel Jetté, Jean-Claude Labrecque, Carole Laganière, Micheline Lanctôt, Denis Langlois, Hugo Latulippe, Francis Leclerc, Jean-Pierre Lefebvre, Marquise Lepage, Robert Lepage, Catherine Martin, Gilles Noël, Léa Pool, Nathalie Saint-Pierre, Marie-Jan Seille, André Turpin, Denis Villeneuve, Maryanne Zéhil.


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