Les résultats d'études récemment menées aux États-Unis par Robert Putnam portent à croire que la diversité ethnique a tendance à fragiliser la participation à la vie civique, la confiance interpersonnelle et les relations intracommunautaires. Ces résultats s'appliquent-ils aussi au Canada?
Aux États-Unis et en Europe, on craint de plus en plus que la diversité ethnique n'ait tendance à fragiliser les relations intracommunautaires qui contribuent à la cohésion sociale. Jusqu'à tout récemment, ces préoccupations n'ont trouvé que de faibles échos au Canada, mais on constate aujourd'hui certaines failles dans notre attachement au multiculturalisme. En témoignent, par exemple, la controverse qui a secoué l'Ontario en 2005 quant au rôle que devrait jouer la charia ainsi que le débat qui entoure actuellement la question des limites des accommodements raisonnables au Québec.
Putnam: de l'huile sur le feu
On a récemment jeté de l'huile sur le feu en évoquant les résultats des recherches menées par le politologue américain Robert Putnam. Selon cet auteur, un degré élevé de confiance interpersonnelle et de participation aux associations civiques revêt une importance critique pour la société. Ce «capital social», affirme-t-il, est le fondement sur lequel reposent notre sentiment d'appartenance à la communauté, notre aptitude à agir collectivement et notre soutien aux personnes dans le besoin.
Or, dit Putnam, la diversité ethnique affaiblit le capital social. Il maintient que, d'après les résultats de sondages menés aux États-Unis, les personnes vivant dans des régions et des villes ethniquement hétérogènes ont beaucoup moins confiance en leurs voisins et participent moins aux réseaux communautaires que celles qui résident dans des régions plus homogènes. Les Américains qui vivent en milieu hétérogène, ajoute Putnam, «se terrent» dans l'isolement social.
Certains observateurs canadiens n'ont pas manqué d'attirer l'attention sur les analyses de Putnam dans les médias de langue aussi bien française qu'anglaise et d'introduire son pessimisme dans le débat canadien. Ce qu'il faut toutefois souligner, c'est qu'ils n'ont pas pris la peine de se demander si ces analyses américaines s'appliquent au contexte canadien avec la même force.
Il se trouve que nous avons ici de bonnes données empiriques sur le capital social et sur l'intégration sociale. Bien entendu, la situation révélée par les sondages n'est pas idyllique alors que la réalité qu'ils présentent n'est pas aussi rose que les déclarations célébrant pieusement le multiculturalisme peuvent parfois le laisser croire, mais il reste que l'expérience canadienne à cet égard s'écarte sensiblement de celle que décrit Putnam pour les États-Unis.
Putnam à la canadienne?
Prenons l'exemple du capital social. Dans notre étude intitulée Social Capital, Diversity and the Welfare State (publiée en 2007 par UBC Press), nous faisons état de résultats de sondages qui révèlent une tension entre la diversité ethnique et la confiance que les Canadiens éprouvent les uns envers les autres. Le degré de confiance éprouvé par les personnes appartenant à la majorité dans une banlieue ou un quartier donnés est inversement proportionnel à la densité de la présence de minorités visibles au sein de la communauté.
Ce résultat vaut même lorsqu'on tient compte d'autres facteurs susceptibles d'influencer la confiance, comme le bien-être économique, le niveau de scolarité, le sexe et l'âge. De même, les personnes appartenant aux minorités raciales font preuve d'une confiance moindre lorsqu'elles vivent dans un milieu où la majorité domine nettement, même si le degré de confiance s'accroît légèrement lorsque le profil ethnique de la communauté se diversifie. De ce point de vue, donc, l'expérience canadienne correspond effectivement aux conclusions de Robert Putnam.
Mais on constate aussi des divergences significatives par rapport à ces conclusions. Par exemple, contrairement aux résultats obtenus par Putnam, rien n'indique que le nombre d'adhérents aux associations civiques ou aux réseaux sociaux se met à diminuer lorsque la diversité ethnique d'un quartier s'accroît. Les Canadiens ne semblent pas «se terrer».
De plus, l'hétérogénéité ethnique ne semble pas diminuer l'appui des Canadiens au principe de la redistribution de la richesse. Il n'y a à peu près aucun rapport entre l'ethnicité des Canadiens ou le profil ethnique de leur milieu et l'appui qu'ils accordent aux programmes sociaux. Aucun indice ne permet de conclure que la majorité abandonne son adhésion au principe de la redistribution parce que certains bénéficiaires sont de nouveaux immigrants ou des «étrangers» ethniques.
Double image
On peut aussi examiner un autre indicateur de l'intégration sociale, soit le sentiment d'appartenance de l'individu envers le Canada. Les résultats que nous présentons dans Belonging? Diversity, Recognition and Shared Citizenship in Canada offrent à cet égard une image à la fois positive et négative.
Du côté négatif, l'aspect le plus troublant de ces résultats, c'est que comparativement aux personnes d'extraction britannique ou nord-européenne, tous les autres groupes ont moins tendance à dire qu'ils ont le sentiment d'être des Canadiens à part entière. Cela est tout particulièrement vrai des nouveaux immigrants appartenant à une minorité raciale. Du côté positif, les résultats indiquent que, sur une échelle numérique mesurant l'appartenance en dix points, la réponse médiane de tous les groupes ethniques se situe à huit ou plus. En d'autres termes, aucun groupe ne croit qu'il est clair qu'il n'a pas sa place au Canada.
Enfin, on peut examiner l'exemple de la participation aux processus politiques par le truchement de l'exercice du droit de vote. Les personnes appartenant aux minorités raciales et possédant le droit de vote ont autant tendance à prendre part aux élections que les autres Canadiens. Au moment d'établir cette conclusion, il importe toutefois de tester d'autres facteurs, en particulier l'âge des répondants, car l'âge moyen des personnes appartenant à certaines minorités raciales est beaucoup plus bas que la moyenne canadienne. Or, même lorsqu'on tient compte de tels facteurs, on ne peut déceler aucun écart ethnique séparant les différents groupes d'immigrants récents en ce qui a trait à cette manifestation fondamentale de la participation à notre vie démocratique.
Bien sûr, ces résultats ne permettent pas de conclure que tout va bien dans le meilleur des mondes. Les écarts interethniques du point de vue de la confiance interpersonnelle et du sentiment d'appartenance montrent que la construction d'un Canada multiculturel est une tâche qui n'a pas encore été menée à bien. Les nouveaux Canadiens sont aussi nombreux que le reste d'entre nous à voter lors des élections, mais ils n'en sont pas moins sous-représentés à nos assemblées législatives.
Cela étant, nos résultats indiquent que les grandes déclarations pessimistes au sujet des problèmes auxquels nous sommes confrontés ne sont pas justifiées. Ils servent en outre à nous mettre en garde contre l'application sans réserve à la situation canadienne de résultats tirés de l'expérience européenne ou américaine. Il est temps d'élaborer une conception proprement canadienne des défis auxquels nous devons faire face.
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Keith Banting, Richard Johnston et Stuart Soroka, Professeurs respectivement aux universités Queen's, de la Pennsylvanie et McGill, les auteurs ont signé Belonging? Diversity, Recognition and Shared Citizenship in Canada, un ouvrage récemment publié par l'Institut de recherche en politiques publiques (IRPP).
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