Inspiré par le défilé militaire français auquel il a assisté l'année dernière, Donald Trump tance ses généraux pour avoir sa parade militaire dans les rues de Washington. Mais dans l'imaginaire américain, à plus forte raison dans l'ère Trump, l'idée de voir des tanks dans la capitale nourrit plutôt la peur d'une dérive autoritaire.
"L'ordre de marche était : je veux une parade comme en France", a soufflé mardi 6 février un officiel du Pentagone à un journaliste du Washington Post. Selon une fuite du journal, aussitôt confirmée par un communiqué de la Maison-Blanche, Donald Trump insiste auprès de ses généraux depuis qu'il a assisté le 14 juillet dernier au traditionnel défilé militaire des Champs-Elysées, à Paris, aux côtés d'Emmanuel Macron. Depuis qu'il est revenu, c'est simple, il n'a plus qu'une idée en tête : il veut lui aussi sa parade. Le président des Etats-Unis la souhaiterait même encore plus imposante que la française. Il hésite en revanche entre le 4 juillet, jour de la fête nationale, et le 11 novembre, jour des anciens combattants. Sauf que dans l'imaginaire américain, en plein mandat Trump, voir des chars défilant le long de Pennsylvania Avenue, la grande artère de Washington qui relie la Maison-Blanche au Capitole, évoque plutôt l'URSS ou la Corée du Nord que la France.
Jeffrey Toobin, analyste sur CNN et au New Yorker, a ainsi jugé une telle parade "non-américaine" : "Nous ressemblons de plus en plus chaque jour à la Corée du Nord !", s'est-il exclamé à la télévision. "Je ne pense pas que ce soit vraiment une bonne idée, a abondé le sénateur Républicain John Kennedy. La confiance en soi est silencieuse. Les insécurités sont bruyantes". Mais les charges les plus violentes sont évidemment venues des Démocrates, qualifiant Trump de "futile", ou encore de "Rocket Man", surnom que le président lui-même avait donné au Nord-Coréen Kim Jong-un dans un tweet. "Nous avons un Napoléon en construction ici", a ajouté la Représentante démocrate Jackie Speier sur Twitter.
"Ce n'est pas dans la tradition américaine, ça leur fait un peu peur"
"Des chars qui défilent dans les rues de Washington, ce n'est pas dans la tradition américaine, ça leur fait un peu peur", nous confirme Nicole Bacharan, politologue spécialiste de la société américaine. Si les Américains sont des passionnés de parades en tout genre, d'astronautes, de policiers et même d'éboueurs, ils n'ont en effet organisé que très peu de défilés militaires dans leur histoire." Les rares parades militaires organisées l'ont surtout été pendant la Guerre froide, nous rappelle Jean-Eric Branaa, maître de conférences en société et politique américaine à l'Université Assas à Paris. Elles ont vite été arrêtées. Les Américains pensaient que s'ils fabriquaient les armes et les vendaient pour faire la guerre, il ne fallait pas les présenter. On ne se vante pas d'avoir l'armée la plus puissante pour faire peur au monde !" Pour la France, c'est différent : "Du point de vue américain, le défilé français a un aspect très traditionnel, chaque année l'armée d'un autre pays est d'ailleurs invitée, ce lui donne un aspect très collégial".
Dans l'histoire contemporaine, on compte six défilés nationaux aux Etats-Unis : deux pendant la Seconde guerre mondiale, à New York, un à chaque investiture du président Eisenhower (en 1953 et 1957), un autre à celle de John Fitzgerald Kennedy et enfin, en 1991 pour saluer la victoire de l'armée américaine dans la guerre du Golfe. Et le dernier à avoir voulu, avant Trump, renouveler l'exercice, s'y était cassé les dents : George W. Bush en voulait un en 2003 pour fêter le succès de l'opération des Etats-Unis en Irak. Il n'a évidemment jamais pu… Encore aujourd'hui, il paraît difficile du point de vue des généraux américains d'organiser de telles festivités pendant que certains soldats sont encore en Afghanistan. "Je ne pense tout simplement pas qu'avoir une parade nationale soit appropriée alors que des filles et des fils de l'Amérique sont toujours en danger", expliquait un haut-gradé en 2012.
"L'homme fort d'une république bananière en devenir"
Aujourd'hui, la personnalité même de Donald Trump ajoute au réticences. Le Major général à la retraite Paul Eaton, dirigeant de l'association de vétérans VoteVets, s'est ainsi empressé de dénoncer cette nouvelle lubie de "l'homme fort d'une république bananière en devenir", jugeant dans un communiqué que "Donald Trump a continuellement démontré ses tendances autoritaires et qu'il s'agit juste d'un autre exemple inquiétant".
Un argument renforcé par le contexte de tensions avec la Corée du Nord, que Donald Trump alimente allègrement. "On a l'impression que ce défilé est presque directement adressé à Kim Jong-un, relève Jean-Eric Branaa. Exactement comme il a pu le faire en parlant de 'son plus gros bouton' nucléaire ou en invoquant le 'feu et la fureur'…". Le défilé serait alors une nouvelle provocation dont se délecterait le président des Etats-Unis : "Cette annonce intervient dans un contexte très particulier, où Donald Trump a annoncé il y a quelques jours lors du discours de l'union qu'il reprenait la course aux armements nucléaires, rappelle le spécialiste. Donald Trump donne l'impression de vouloirrouler des mécaniques en montrant la force militaire des Etats-Unis".
Au-delà des peurs, les éléments jouant en sa défaveur du défilé sont nombreux. Le peu d'enthousiasme de l'état-major militaire et la hantise du coût d'un tel évènement vont considérablement ralentir le processus. Enfin il y a une dernière donnée, purement pratique, que le président américain n'a tout simplement pas envisagée : l'entraînement des soldats. Cela va bientôt faire trente ans que l'Amérique n'a pas organisé de parade. Trente ans que les soldats américains ne se sont pas synchronisés pour défiler. En 2018, l'armée américaine ne sait tout simplement plus marcher au pas.