Dans les démocraties libérales, dont le Canada et le Québec, le droit de vote et le droit d'être candidat lors d'élections sont généralement considérés comme étant parmi les plus fondamentaux. Pourquoi? Parce que tout le reste (libertés civiles, paix sociale, prospérité, bonheur) est tributaire d'un système démocratique sain et inclusif. Le droit de voter et le droit d'être candidat sont intrinsèquement liés. Il est en ce sens difficile d'envisager l'un sans l'autre. Le droit de vote des Noirs aux États-Unis existerait-il réellement si aucun d'eux ne pouvait être candidat à une élection? Poser la question, c'est y répondre.
Le projet de loi 195 veut notamment limiter l'éligibilité à être candidat lors d'une élection aux personnes ayant la «citoyenneté» québécoise, elle-même conditionnelle à une connaissance appropriée de la langue française. Parce qu'il crée une citoyenneté à deux vitesses (deux classes de Québécois), parce qu'il limite les droits démocratiques, et parce qu'il établit une discrimination injustifiable fondée sur la langue, cet aspect du projet de loi proposé par le Parti québécois est inconstitutionnel et illégal.
Il est inconstitutionnel parce qu'il ne relève pas de l'Assemblée nationale du Québec de régir la citoyenneté en ce qu'elle touche les droits démocratiques les plus fondamentaux rattachés à la nationalité, cette compétence relevant de l'autorité fédérale. Il est également inconstitutionnel parce qu'il va à l'encontre des idéaux démocratiques et égalitaires qui font consensus au Canada et dans le monde (et, jusqu'à preuve du contraire, au Québec), comme en fait foi la protection supra-législative octroyée aux droits démocratiques à l'article 3 et au droit à l'égalité sans discrimination à l'article 15 de la Charte canadienne des droits et libertés.
Si, par ailleurs, l'idée de formaliser la citoyenneté, entendue cette fois au sens large, au sein d'une entité fédérée comme le Québec n'est pas en soi inconcevable, comme nous l'enseigne le droit comparé, l'affirmation de pareille citoyenneté ne saurait en toute hypothèse porter atteinte de manière disproportionnée aux droits démocratiques les plus fondamentaux. En revanche, des mesures incitatives pour promouvoir l'apprentissage du français par les nouveaux arrivants — et le projet de loi en compte certaines — seraient certainement valides d'un point de vue juridique.
Mesure coercitive
Toutefois, la négation d'un droit aussi fondamental que le droit d'éligibilité est selon toutes probabilités une mesure coercitive incompatible avec les droits garantis par la Charte canadienne des droits et libertés, d'autant que la jurisprudence de la Cour suprême du Canada tend à favoriser la participation au processus démocratique plutôt que l'exclusion de celui-ci. Cette privation de droits démocratiques est au surplus inconstitutionnelle sur la base de l'article 133 de la Loi constitutionnelle de 1867, qui garantit l'utilisation du français et de l'anglais à l'Assemblée nationale du Québec; les exigences linguistiques ex ante de la loi proposée sont clairement incompatibles avec ce droit constitutionnel des députés québécois une fois élus.
Cette dimension du projet de loi 195 est par ailleurs illégale eu égard au droit québécois puisque, dans sa forme actuelle, elle va à l'encontre des garanties prévues dans la Charte des droits et libertés de la personne du Québec, en l'occurrence le droit d'être candidat à l'article 22 et la non-discrimination fondée sur la langue à l'article 10, à moins évidemment qu'on dise expressément souhaiter déroger à la Charte québécoise (selon l'article 52) — et en payer le prix politique — ce qui n'a pas été fait.
Elle est de surcroît contraire aux droits démocratiques et au droit à l'égalité garantis par le droit international des droits humains, plus précisément la Déclaration universelle des droits de l'homme (articles 1 et 21) et le Pacte international relatif aux droits civils et politiques (articles 25 et 26), ce dernier ayant du reste été entériné par l'Assemblée nationale. L'on ne saurait enfin ignorer que les tribunaux interprètent généralement le droit interne de manière à ce qu'il respecte les obligations internationales des États. Bref, cet aspect du projet de loi 195 ne passe pas le test, quatre fois plutôt qu'une. S'il était adopté, sa validité serait donc extrêmement douteuse sur le plan juridique.
Dans la mesure où l'on conçoit le Québec comme une société libre et démocratique, il convient de ne pas perdre de vue les idéaux démocratiques et libéraux dont la concrétisation a été si ardue et qui, on ne le dira jamais assez, demeurent fragiles.
Ni un débat sur l'identité québécoise ni un désir légitime de promouvoir le français ne devraient nous permettre d'occulter ce fait. Demandons-nous d'ailleurs ce que René Lévesque penserait de ce projet, lui qui, à bon droit, rechignait à l'idée que l'identité québécoise s'affirme en excluant certains «citoyens». Que l'on soit souverainiste ou fédéraliste, est-ce vraiment ce genre de Québec que «nous» voulons?
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Stéphane Beaulac, François Chevrette, François Crépeau, Jean-François Gaudreault-DesBiens et Jean Leclair,
Professeurs à la faculté de droit de l'Université de Montréal
- source
Qu'aurait dit René Lévesque?
Le projet de loi 195 ne passe ni le test des Chartes ni celui de la Déclaration universelle des droits de l'homme.
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